dimanche 6 février 2011

Dans les rues du Caire

L'heure n'est sans doute pas très favorable pour flâner, la tête en l'air, la bouche en cœur et les yeux grands ouverts, dans les rues de la capitale égyptienne. Les touristes de passage devront attendre un peu avant de renouer avec ce plaisir nonchalant.

Au début des années 80, j'ai eu la chance de faire plusieurs escales au Caire, et d'y avoir suffisamment de temps à perdre - comme on dit si stupidement - pour m'égarer au hasard des rues.

C'est là une approche bien superficielle, et pourtant... Devant cette image gougueulmapée de la foule façon fourmilière occupant la place Tahrir, image qui est devenue comme le logo médiatique de la révolte du peuple égyptien, je retrouve des silhouettes, des présences, des existences, des visages.

On ne fait souvent que les croiser. Parfois, on échange, en plusieurs langues, des salutations qui mènent à des ébauches de conversations en sabirs babéliens. Il m'est arrivé de recevoir, à titre d'ambassadeur provisoirement disponible, de beaux hommages à la France. Ils m'étaient adressés avec grand sérieux ou secrète ironie - allez savoir ! -, mais toujours en rameutant du plus loin quelques brides de ma langue maternelle. Y étaient évoquées toutes les gloires connues de ma chère patrie, de Charles de Gaulle à Michel Platini. Une fois, on me cita, avec fierté, quelques vers de Charles Baudelaire. C'était, il est vrai, d'une table du café Riche, où les intellectuels avaient leurs habitudes - entre autres, et non des moindres, Naguib Mahfouz, que je n'avais pas encore lu.



Je n'avais pas encore lu non plus, et pour cause, Poils de cairote que Paul Fournel devait publier aux éditions du Seuil en 2004. Il y a rassemblé les courriels qu'il a envoyés à ses amis pendant les années (de 2000 à 2003) qu'il a passées au Caire comme directeur du Centre culturel français. Ce livre a été repris, en 2007, dans la collection Points, toujours au Seuil.

Dans les croquis de Paul Fournel, je peux retrouver une grande partie de mes impressions de promeneur...

La gentillesse coutumière :

3 mai 2001

(...)


L'autre matin que j'étais, une fois de plus, égaré, j'avise deux gaillards sur le trottoir et leur demande mon chemin. Spontanément, ils m'indiquent deux directions diamétralement opposées. Je rigole et leur demande, gentiment, de bien vouloir se mettre d'accord.

Chacun, pour ne pas fâcher son voisin, change radicalement d'avis et me montre le chemin de l'autre. Je ris à nouveau et ils rient avec moi.


Un troisième vient les départager. Il choisit formellement un des deux chemins et m'explique que l'autre est très bien aussi, mais qu'il ne va pas au même endroit.


Dans deux mille ans, quand il y aura des panneaux indicateurs dans les rues de la ville, ils auront deux flèches.


Les situations insolites :

28 mai 2003

La rue Kasr el-Ayni est une artère de dégagement en pleine ville. Les voitures y foncent sur cinq files serrées et jamais ne s'arrêtent. Aucun feu ne les rythme, aucun passage pour piétons ne les arrête, aucune priorité.


Le vieil homme se tient au bord du trottoir et agite sa canne en direction des voitures pour leur indiquer qu'il veut passer. Chacun le voit faire ses moulinets et se dit que le suivant s'arrêtera. Et personne ne s'arrête.


Le vieux est de plus en plus furieux et tente de taper directement sur les carrosseries avec sa canne.

Un gendarme vient vers lui et, sans rien dire, le prend dans ses bras et s'élance en sifflant de tous ses poumons dans la circulation. Il le traverse, le pose sur le trottoir d'en face et passe son chemin.

Reprenant le livre en diagonale, je me suis arrêté sur un message qui m'a donné une forte impression de vu-jédà - qui est une manière de symétrique du déjà-vu :

28 mars 2003

On commence à comprendre mieux ce qui s'est passé. il y a eu vingt mille manifestants la semaine dernière sur la place Tahrir : dix fois plus que le total des manifestants de ces dix dernières années.


Un moment la police a été débordée et n'a plus pu assurer son travail habituel d'encerclement. Rien d'étonnant, dès lors, à ce qu'elle se soit sentie obligée de cogner fort. On a compté de nombreux blessés. Des blessés sur place et des blessés plus tard, dans le secret des postes de police. Des coups de triques, des tortures, de la gégène, le tout consigné par les victimes et les observateurs.


(...)


Il n'empêche, les manifestants étaient eux-mêmes surpris de leur nouvelle force et cette place immense du centre-ville était devenue le jardin d'expérience de leur désir de démocratie - la vraie, celle que l'on va chercher devant les bâtons, pas la "fast-démocratie" que des bien-pensants prétendent parachuter du dehors.


C'était en 2003, la manifestation était dirigée contre l'invasion de l'Irak.

Et c'était, bien sûr, le même peuple.

4 commentaires:

emcee a dit…

Une très belle histoire.
On ne nous racontera jamais assez combien dans ces pays (Égypte, Syrie, Maghreb, etc.), les gens sont simples et naturellement accueillants.
Nous avons depuis longtemps oublié cette simplicité: on nous a fait fermer nos maisons à double tour, on nous a fait peur avec les terroristes, les islamistes, et autres épouvantails désignés. Mais qui sont les épouvantails, les repoussoirs?

J'aime rappeler cette citation tirée de "Une histoire populaire des États-Unis De 1492 à nos jours", d'Howard Zinn:

"Frappés d'étonnement, les Arawaks - femmes et hommes aux corps hâlés et nus -abandonnèrent leurs villages pour se rendre sur le rivage, puis nagèrent jusqu'à cet étrange et imposant navire afin de mieux l'observer. Lorsque finalement Christophe Colomb et son équipage se rendirent à terre, avec leurs épées et leur drôle de parler, les Arawaks s'empressèrent de les accueillir en leur offrant eau, nourriture et présents. Colomb écrit plus tard dans son journal de bord: « Ils [...] nous ont apporté des perroquets, des pelotes de coton, des lances et bien d'autres choses qu'ils échangeaient contre des perles de verre et des grelots. Ils échangeaient volontiers tout ce qu'ils possédaient. [ . ..] Ils étaient bien charpentés, le corps solide et les traits agréables. [ . .. ] Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connaître car, comme je leur montrai une épée, ils la saisirent en toute innocence par la lame et se coupèrent. Ils ne connaissent pas l'acier. Leurs lances sont en bambou. [ ... ] Ils feraient d'excellents domestiques. [.. .] Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons".

C'est toute l'histoire du monde.

Guy M. a dit…

Nous avons remplacé le sens de l'hospitalité par une hostilité généralisée. Visages fermés, comme nos maisons et nos frontières.

Nostalgie des rues du Caire, et de beaucoup d'autres endroits...

emcee a dit…

tout à fait.
J'ai lu le compte rendu d'un photographe qui s'est rendu avec sa compagne à Cuba en décembre pour un voyage touristique. Il ne connaissait pas du tout et est revenu enchanté de l'accueil qui lui a été fait sur place.
Il conclut en disant:
"A notre retour, quel contraste de se voir accueillir par des treillis et mitraillettes dans le métro de Paris. Puis de retrouver toutes ces grises mines engoncées dans leurs coquilles !"

Voilà ce que nous sommes devenus. Un pays agressif et une population maussade.

Je pense que tu apprécieras les (superbes) photos qu'il a faites sur place: http://www.allard-net.com/galeries/cuba11/fp06.htm

Guy M. a dit…

Merci pour le lien.

J'y retourne.