Les jeunes gens bien nés de ma génération de bébiboumeurs ont presque tous découvert, vers la fin des années soixante, le livre prétendument "culte" de Salinger (Jerome David), The Catcher in the Rye, dans la traduction française de Jean-Baptiste Rossi, parue initialement chez Robert Laffont en 1953, et passée au Livre de Poche en 1967.
Si vous avez réellement envie d'entendre cette histoire, la première chose que vous voudrez sans doute savoir c'est où je suis né, ce que fut mon enfance pourrie et ce que faisaient mes parents et tout avant de m'avoir, enfin toute cette salade à la David Copperfield, mais à vous parler franchement je ne me sens guère disposé à entrer dans tout ça. En premier lieu, ce genre de truc m'ennuie et puis mes parents piqueraient une crise de nerfs si je racontais quelque chose de gentiment personnel à leur sujet. Ils sont très susceptibles là-dessus, surtout mon père. Ils sont gentils et tout - je ne dis pas - mais ils sont quand même bougrement susceptibles. D'ailleurs je ne vais pas vous faire entièrement ma saleté d'autobiographie ni rien. Je vais seulement vous parler de ce truc idiot qui m'est arrivé au dernier Noël, juste avant que je tombe malade et qu'on m'envoie ici pour me retaper.
Le principal avantage de cette traduction, qui me semble aujourd'hui encore plus affectée et artificielle qu'alors - et ce n'est pas peu dire -, était de nous donner l'envie de lire l'original.
Ce que je tentai de faire, y découvrant une langue que mes bons maîtres ne m'avaient guère préparé à manier...
If you really want to hear about it, the first thing you'll probably want to know is where I was born, and what my lousy childhood was like, and how my parents were occupied and all before they had me, and all that David Copperfield kind of crap, but I don't feel like going into it, if you want to know the truth. In the first place, that stuff bores me, and in the second place, my parents would have two hemorrhages apiece if I told anything pretty personnal about them. They're quite touchy about anything like that, especially my father. They're nice and all - I'm not saying that - but they're touchy as hell. Besides, I'm not going to tell you my whole goddam autobiography or anything. I'll just telle you about the madman stuff that happened to me around last Christmas just before I got pretty run-down and had to come out here and take it easy.
Cependant ma religion était faite, et jamais je ne pus vraiment communier dans le culte de J. D. Salinger.
Ce n'est qu'à la mort de Salinger que j'ai découvert la traduction qu'Annie Saumont avait faite de son roman mythique, parue en 1986, aux éditions Robert Laffont, que l'on trouve maintenant en Pocket.
Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout. Primo, ce genre de trucs ça me rase et secundo mes parents ils auraient chacun une attaque, ou même deux chacun, si je me mettais à baratiner sur leur compte quelque chose d'un peu personnel. Pour ça ils sont susceptibles, spécialement mon père. Autrement ils seraient plutôt sympa et tout - d'accord - mais ils sont aussi fichument susceptibles. Et puis je ne vais pas vous défiler ma complète autobiographie. Je veux juste vous raconter ce truc dingue qui m'est arrivé l'année dernière vers la Noël avant que je sois pas mal esquinté et obligé de venir ici pour me retaper.
Si l'on veut découvrir Salinger en français, c'est évidemment par cette traduction qu'il faut commencer.
Alors que Jean-Baptiste Rossi tentait de rendre le texte anglais en créant un idiome "à la Salinger", quitte à utiliser des anglicismes comme "Vieille Trucmuche" pour rendre "old Trucmuche", ce qui devient rapidement lassant, Annie Saumont s'ingénie à trouver des équivalents dans le français réellement parlé, et si elle invente des tournures originales, elle les fait toujours sonner juste.
Il parait* qu'Annie Saumont est maintenant "une toute petite dame de 83 ans" qui habite au cinquième sans ascenseur dans le quartier du Marais, à Paris, où depuis une trentaine d'années, elle vit et écrit ses livres.
Car, si elle est une traductrice reconnue - elle est notamment "devenue la traductrice attitrée de [John] Fowles" -, elle est d'abord, et avant tout, auteure de nouvelles; et maintenant qu'elle a renié les six romans que ses éditeurs ont tenu à lui faire écrire, elle n'écrit plus que des fictions courtes, et chacun de ses livres regroupe, pas tout à fait au hasard, une quinzaine de textes-bijoux ciselés avec le plus grand soin.
L'art de la nouvelle est un art d'orfèvre, mais mal apprécié dans notre beau pays:
«La nouvelle est un genre qui passe mal en France. Pour les éditeurs comme pour les lecteurs, il s’agit d’une chose mineure. Si un écrivain donne un livre d’histoires courtes, il le glisse entre deux gros romans en le présentant comme une récréation.»
Que chacune des "histoires courtes" d'Annie Saumont ait plus de force que bien des pavés insipides qui occupent les têtes de gondoles des libraires à grande surface, les enseignant(e)s l'ont bien compris. Ses nouvelles sont lues et étudiées dans les écoles et les collèges, pour une belle leçon de style et de composition, sur des thèmes que la "toute petite dame" va chercher à hauteur de la vie des "petites gens", des "gens de peu" ou des gens, tout court.
Souvent, notre octogénaire passe dans des classes afin de discuter avec les jeunes. «Je termine en leur lisant un texte inédit. Un excellent test.»
Il ne faut pas croire pour autant qu'Annie Saumont soit à classer dans cette section bâtarde de la "littérature jeunesse", destinée aux prézados, aux zados et aux parents lecteurs de Télérama, oh ! que non ! Prenez n'importe quel livre de nouvelles d'Annie Saumont**, et si vous ne ressentez pas au moins l'une d'entre elles comme un coup de poing à l'épigastre, je vous conseille d'aller au plus vite consulter un service de réanimation : vous êtes peut-être déjà mort...
* Article de la Tribune de Genève, signé d'Etienne Dumont, du 10 avril 2010.
** Le dernier livre d'Annie Saumont, Encore une belle journée, est paru en avril aux Éditions Juillard.
14 commentaires:
Je n'avais pas percuté que la première traduction était de Japrisot (pseudo de Rossi:-). C'est celle que je dois avoir, comme beaucoup, et c'est vrai qu'à l'époque j'avais moyennement accroché : autres temps, autre vocabulaire, faut croire…
Je ne connais pas la prose d'Annie Saumont – je découvre la dame avec ton billet –, mais ce que je reprocherais en général aux nouvelles écrites par des Français, c'est de (trop) souvent (à mon goût) se terminer en queue de poisson, de me laisser sur ma faim…
Bise, Monsieur Guy, et merci pour la découverte.
Belle démonstration de l'importance fondamentale de traducteurs dans la littérature. Quand on pense que les éditeurs tentent de faire des économies dessus!
@ Monolecte : y a pas que sur les traducteurs que les éditeurs font des économies, parole de correctrice !
@ Dorémi,
Je crois que Laffont a publié, vers 1995 (par là) une traduction signée de Japrisot (alias Rossi). Je ne l'ai pas consultée, et j'ignore si elle est très différente de la première...
Pour les nouvelles d'Annie Saumont, je dirais plutôt qu'elles ouvrent l'appétit. Mais c'est vrai qu'elle joue sur le non-dit et l'allusion. Elle admet élaguer beaucoup pour stimuler le lecteur.
Mais il faut la découvrir...
@ Agnès-Monolecte,
A côté de traductions magnifiques, on rencontre de plus en plus de "translations" décevantes, voire illisibles. Je pense à certaines traductions en philo ou en sciences humaines, qui auraient dû être menées par un(e) spécialiste de la langue et un(e) spécialiste de la discipline... Pour des raisons économiques c'est rarement le cas.
Quant à la correction, les textes comportent parfois presque autant de coquilles que mes billets.
C'est dire...
Il y avait même un contre sens dans la traduction de Japrisot: "pretty" traduit en gentiment, alors que "pretty personnal", c'est plutôt "réellement personnel"
Ah, Monsieur Guy, je te rassure : des fôtes, tu en fais plutôt peu, et en plus t'as pas de petite main pour repasser après toi :-)
Pour en revenir à la première traduction de Japrisot, suis allée consulter sa fiche Wikipedia après t'avoir lu. Il se trouve (si j'ai bien lu ce que j'ai lu) qu'il admet lui-même qu'elle n'était pas fantastique, son niveau d'anglais étant proche du scolaire à l'époque…
@ Valdo,
C'est ce que j'aurais dû donner comme exemple, mais je suis encore traumatisé par les "Vieux Mercutio" ou "Vieille Jane"...
@ Dorémi,
Tu es trop bonne avec moi: je sais que j'ai la grosse main lourde sur le clavier.
Pour la traduction, c'est vrai que Rossi-Japrisot était encore bien jeunot, mais auteur d'un roman (je crois) que Salinger avait loué.
Non, non, je t'assure, tu n'as pas la grosse main lourde sur le clavier. Je pourrais t'envoyer une page du crétinisier que je m'étais constitué à une autre époque pour te rassurer, ou te renvoyer de nouveau vers les pages correction de Categorynet…
Quant à Japrisot, la première édition de son premier roman, signé de son vrai nom, avait rencontré plus de succès à l'étranger (et notamment aux Zussa) que par icitte, toujours si j'en crois sa bio Ouiki (http://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9bastien_Japrisot), mais l'article ne dit pas si Salinger l'avait loué ou pas…
Bises, Monsieur Guy.
Disons que j'ai le doigt épais, et la tête en l'air.
Je ne sais plus où j'ai rencontré mention de la lettre de Salinger à JB Rossi...
Tu vois: pud'tête !
Arf, ce doit être l'âge qui fait ça, que veux-tu… :D
C'est le mot que je cherchais...
J'ai beaucoup aimé ce portrait
J'en suis ravi, et je serais encore plus content si cela amenait quelques lecteurs/trices vers Annie Saumont.
a été un article que j'ai aimé. Merci pour le partage....
Enregistrer un commentaire