jeudi 26 novembre 2009

Le mérite outragé

Quand l'équipe des minimes de Trifouillis-en-Normandie rencontre l'équipe de même niveau de Pétahouchnock-en-Thiérache, cela ne m'émeut pas plus que cela. Je suis pourtant un membre bienfaiteur du club de foute de ma localité, via l'achat régulier de billets de tombola que les marmots en chortes trop grands viennent me proposer en sautillant sur leurs pattes de serins, car mon imposante masse musculaire les intimide fort.

Et de toute façon, ils gagnent toujours.

Mais je ne vais pas pour autant envahir les Champs-Elysées à moi tout seul, au volant de ma quatrelle décapotable, en compagnie de deux ou trois de mes voisines, debout, aspergeant la foule de crémant tiédasse et hurlant leur allégresse avec des stridences émoustillantes.

Ce n'est plus de mon âge.

Après la victoire de l'Algérie, le 18 novembre.

C'est pour avoir voulu voir un tel "événement" qu'Anyss Arbib, étudiant de quatrième année à Sciences-Po, s'est retrouvé bloqué, après avoir quitté les Champs-Elysées, aux alentours de la Porte Maillot, dans une voiture immatriculée dans le neuf-trois.

Il n'a pas été déçu du voyage à peu près immobile qu'il a dû supporter un temps.

Encouragé par Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, il a d'abord publié son récit sur sa page Facebook, sous le titre Au cœur d’une guerre franco-française.

Il a ensuite été interviewé par Tonino Serafini, pour le journal Libération, qui en fit sa Une.

Un vrai scoupe.

Le récit d'Anyss Arbib, qui décrit les invectives et les violences xénophobes dont il a été le témoin ou la victime de la part des policiers, est loin d'être négligeable, et mérite d'être repris par un grand journal libéral, mais il faut bien reconnaître qu'en se donnant la peine de chercher un peu, Libération pourrait faire quotidiennement, ou presque, sa Une sur un scoupe de ce genre.

La violence policière au faciès n'est pas si rare que cela...

Mais, par malchance, les policiers ont croisé la route d'un témoin assez singulier, au profil médiatique aisément scénographiable: ce fait n'a pas échappé aux responsables du Grand Journal de Canal+ qui l'ont invité au soir du 24 novembre, en même temps que madame Rachida Dati. Lequel Grand Journal a battu son record d'audience. Les experts de Canal doivent savamment expertiser pour déterminer qui, des deux invités, a attiré le plus de badauds.

Il est difficile de ne pas voir qu'Anyss Arbib est un exemplaire produit de l'intégration méritocratique:

Enfance et adolescence à Bondy, en Seine-Saint-Denis, où il habite toujours avec ses parents. Père technicien, mère travaillant dans l’habillement. Scolarité dans des établissements classés en ZEP (zone d’éducation prioritaire).

Il termine ses études secondaires au lycée Jean-Renoir, à Bondy, établissement signataire d’une convention d’éducation prioritaire (CEP) avec Sciences-Po Paris. Cette convention permet à des élèves des quartiers de "faire" Sciences-Po, pour éventuellement tenter le concours d'entrée à l'ENA.

Résumé de l'intéressé:

«Je me suis toujours battu pour atteindre mes objectifs en utilisant l’offre qui est faite à tout citoyen»

(J'aime beaucoup cet "offre", mais... cela me fait songer qu'il va falloir que je consulte celle de mon opérateur de téléphonie mobile...)

Mais il ne faut pas voir Anyss Arbib seulement comme un brillant étudiant, se distinguant par un méritoire parcours sans faute.

Cette même année de terminale, il «fait partie d’un groupe de jeunes de banlieue reçus à Matignon par Dominique de Villepin» suite aux émeutes urbaines de l’automne 2005. Lors du tour de table de présentation, il dit au Premier ministre : «Comme vous, je veux faire Sciences-Po et l’ENA.» A la fin de la réunion, Villepin va le voir. Ils se font prendre en photo ensemble. «Cette photo, j’aimerais que vous la gardiez précieusement et que vous la mettiez dans votre bureau à votre sortie de l’ENA», lui dit Villepin.

Audace inconsciente d'un très jeune homme sous les ors de Matignon, ou culot très conscient d'un habile garçon qui veut "arriver" ? En quatrième année de Sciences-Po, Anyss Arbib fait partie du club récemment lancé par l’ex-Premier ministre.

Anyss Arbib et Richard Descoings.

De plus, le témoignage d'Anyss Arbib présentait un énorme avantage pour la rédaction du journal Libération: il n'avait pas besoin d'être réécrit. Notre futur énarque n'emploie ni verlan, ni grossièretés, il sait rester correct.

Cette correction s'accompagne, curieusement, d'une très grande candeur, que j'ai cru feinte en première lecture.

J'avoue que j'ai dû me tromper. Anyss Arbib ne feint pas d'avoir ignoré jusque là les pratiques policières. Il est probable qu'il les ignorait, bel exemple de l'ouverture sur le monde de la méritocratie française ! Pour entrer à Sciences-Po, il faut renoncer sans doute à sortir le soir, à Bondy ou ailleurs...

La conclusion de son témoignage me semble bien illustrer le type d'œillères que notre candide a accepté de porter:

Quand il y a des manifestations de ce type, on se retrouve identifié comme un ennemi dans sa propre République. Or les seuls points communs entre un casseur et moi, c’est qu’on est tous les deux français et qu’on a tous les deux le teint bronzé. A part ça, je n’ai pas plus de point commun avec lui qu’avec quelqu’un qui promène son chien avenue Foch.

J'aimerais pouvoir dire à ce jeune homme que malgré mon teint pâlot, il m'arrive de me sentir plus proche d'un casseur de n'importe quelle couleur que de lui.

J'ai aimé autrefois la comptine Nous sommes tous des Juifs allemands*, et j'aime encore chantonner:

C'est la racaille, eh bien, j'en suis !


* Oui, bon, on ne savait pas qu'il allait verdir à ce point...


PS: Anyss Arbib a reçu le soutien de monsieur de Villepin, évidemment. Mais il a été "approché" par le cabinet de monsieur Besson. Qui veut sans doute lui parler des racines communes qu'ils ont dans la terre du Maroc. Ou le persuader de laisser, comme lui, tomber l'ENA. Ou encore lui proposer une place dans son équipe au service de l'Identité Nationale.

(N'oublions pas que monsieur Besson se vante d'avoir du flair comme "chasseur de tête"...)

2 commentaires:

JBB a dit…

"car mon imposante masse musculaire les intimide fort"

C'est dommage, ça partait bien… :-)

"Ou encore lui proposer une place dans son équipe au service de l'Identité Nationale."

C'est marrant, je me suis dit la même chose. Le jeune homme en question a l'air de savoir où il veut aller, soit sous les ors de la République. Et on a vu des recrutements plus étonnants, en Sarkozye…

Guy M. a dit…

Il semble très bien form(at)é, ce jeune homme.

Et puis, retourner un protégé de Villepin, quel plaisir !