dimanche 1 avril 2012

Le biniou tordu

Incapable, malgré des années d'étude, d'articuler proprement trois notes sur un instrument aussi simplet que le saxophone alto, j'éprouve la plus béate admiration pour les musicien(ne)s qui arrivent à maîtriser un biniou aussi tordu que la clarinette basse.

J'ai donc beaucoup d'estime pour mes chers compatriotes Michel Portal et Louis Sclavis, qui me semblent actuellement en être les meilleurs spécialistes.

Ce très court cocorico ne me fait pas oublier que c'est à Eric Dolphy que l'on doit d'avoir fait sortir la clarinette basse des fosses d'orchestre, où sa sonorité boisée ajoutait une belle profondeur à la section des anches. Avec lui, le biniou tordu de fabrication composite, est devenu instrument soliste sur la scène du jazz :




God Bless the Child, Billie Holiday et Arthur Herzog Jr., 1939.
Solo d’Eric Dolphy enregistré à Berlin en août 1961.

Si ce solo permet à Dolphy de déployer la variété des timbres de la clarinette basse, c'est peut-être dans son dialogue burlesque et virtuose avec Charles Mingus sur What Love ? - qui figure sur l'indispensable Charles Mingus Presents Charles Mingus, de 1960 - qu'il fait la preuve des qualités expressives de l'instrument. Ce titre, qui suit la grille d'accords du What Is This Thing Called Love ? de Cole Porter, se retrouve également sur l'enregistrement du concert donné par Mingus à Antibes en juillet 1960. L'échange entre les deux solistes y est toujours aussi tonique, inventif et drôle, mais, s'il a été filmé, les sites de strimigne l'ignorent...

Sur la pochette du 33 tours Musidisc,
une photographie de J. P. Leloir.

On a dit que cette conversation animée transcrivait musicalement les discussions réelles entre les deux musiciens autour du projet qu'avait Dolphy de quitter le groupe de Mingus. C'est peut-être seulement une de ces légendes qui ne déparent pas vraiment l'histoire du jazz, car il y en a de plus tragiques...

De cette histoire du jazz, Eric Dolphy a été un acteur essentiel, en compagnie de divers grands noms. Membre, depuis 1959, du Workshop de Charles Mingus, il fait partie, à la clarinette basse, du double quartet d'Ornette Coleman qui enregistre, en 196o, l'historique Free Jazz. L'année suivante, il se joint à la formation de John Coltrane, où on l'entend au saxophone alto, à la clarinette basse et à la flûte. De nombreux disques de cette période témoignent de cette collaboration, marquée par la série des concerts donnés en 1961 au Village Vanguard et en 1962 dans quelques capitales européennes.

Cela n'empêche pas Dolphy, au cours de cette période, d'enregistrer et de se produire avec ses propres formations. Il est alors en pleine possession de ses moyens, et souvent entouré d'excellents musiciens, mais on a parfois l'impression qu'il lui manque, de la part ceux-ci, une certaine stimulation.

A se demander, en comparant ses diverses prestations, si la formation idéale pour lui n'était pas ce Workshop de Charles Mingus dont il ne s'éloignait que pour y revenir.

En 1964, il entreprend une tournée en Europe avec le groupe de Mingus. Il était entendu qu'il se séparerait de l'orchestre en fin de parcours pour rester en Europe.

(Il devait y rester définitivement : à trente-six ans, il mourait à Berlin, des suites d'une crise de coma diabétique - bien ou mal diagnostiquée et soignée, on en discute...)

Beaucoup de ces concerts ont été enregistrés et gravés. Celui d'Oslo a été filmé, et on peut le trouver intégré dans un billet sur Mingus.

Le 19 avril 1964, en Belgique, Mingus et ses musiciens étaient filmés en studio. Ils interprètent So Long Eric, Peggy's Blue Skylight et Meditations On Integration. Les deux premiers titres permettent d'entendre la sonorité incisive et le phrasé vertigineux de Dolphy au saxophone alto ; dans le dernier, qui démarre à 11.10, Dolphy joue de la flûte et prend un éloquent, et convaincant, solo à la clarinette basse :




Charles Mingus, contrebasse, Jaki Byard, piano,
Eric Dolphy, saxophone alto, flûte et clarinette basse,
Clifford Jordan, saxophone ténor, et Dannie Richmond, batterie.

2 commentaires:

Nana Marton a dit…

Je vois une chose : c'est que si vous jouiez de l'alto comme Parker ou Pepper ou Dolphy ou Kirk... vous n'écririez pas ces billets.

Et vous n'auriez pas posté cette splendide captation. Jamais rien vu d'aussi beau sur YT !

Merci, et vive la télévision belge.

Guy M. a dit…

Décidément la barre est trop haute...

(Et pas que pour moi, je crois.)

Et merci, oui, à la télévision belge !