dimanche 8 janvier 2012

Un platonicien très contrariant

Comme un certain nombre de mathématiciens un peu frustres, je reconnais que je suis un platonicien contrarié. Le philosophe Alain Badiou, lui, se présente parfois comme un platonicien sophistiqué.

C'est là une attitude bien contrariante pour ceux qui croyaient que le XXe siècle, qui fut celui de toutes les audaces philosophiques, avait définitivement consacré "la défaite de Platon" - pour reprendre, car il faut bien rire un peu, le titre d'un inénarrable ouvrage de monsieur Claude Allègre, penseur contemporain.

En ouvrant son séminaire de l'année universitaire 2007-2008, qu'il avait intitulé Pour aujourd'hui : Platon !, Alain Badiou indiquait qu'on pouvait discerner "au moins six formes de l’antiplatonisme du XXème siècle : la vitaliste, l’analytique, la marxiste, l’existentialiste, la heideggérienne, et enfin celle de la philosophie politique ordinaire" et esquissait rapidement les contours de chacune. La dernière forme, celle de "l'antiplatonisme de la philosophie politique", qu'il appelle aussi "antiplatonisme «démocratique»", est certainement la plus immédiatement accessible à ceux qui veulent faire l'économie des lectures philosophiques. On le comprendra en lisant les précisions qu'en donne Alain Badiou :

C’est le totalitarisme qui est ici imputé à Platon. Et ce à travers la médiation de l’idée selon laquelle il existe selon lui une vérité politique, alors qu’en réalité la sphère politique concerne le système de l’être-ensemble, système qui s’accomplit dans le libre jeu des opinions et des intérêts. Cette thèse est illustrée de façon noble par H. Arendt, pour qui la faculté majeure en politique est le jugement (la politique, pour elle, n’est nullement une pratique d’incorporation au vrai, mais un jugement par lequel on se fait une idée de ce que devient le collectif et ses normes) et de façon moins noble par K. Popper avec sa conception des sociétés ouvertes et des sociétés closes (on pourrait lui faire remarquer à ce propos que les sociétés « démocratiques », modèles des sociétés ouvertes, ont actuellement tendance à se protéger par diverses sortes de murs et à se clore pas mal).

(Cité d'après les notes de Daniel Fischer.)

Socrate (assis au centre) dialoguant avec ses admirateurs,
mais on a du mal à reconnaître Platon et Badiou.
(Peinture de V. Arechnikov, Coll. Archives Larbo.)

Le dialogue où s'exprime avec le plus d'éclat ce fameux "totalitarisme" platonicien est le Περὶ πολιτείας - Perì politeías -, ordinairement rendu par La République, et c'est de ce texte que Badiou propose une relecture/réécriture, qu'il nomme traduction. Cela s'appelle La République de Platon, par Alain Badiou, et c'est édité chez Fayard, dans la collection "Ouvertures" que dirigent Alain Badiou et Barbara Cassin.

Le livre a dû arriver sur les tables des libraires mercredi dernier.

Dès le lendemain, j'ai pu le trouver d'occasion, mais en parfait état, dans les rayons de la succursale du célèbre G*b*rt Joseph établie au chef-lieu du département de ma résidence. Il s'agissait là manifestement d'un exemplaire destiné aux messieudames de la presse. Un encart, glissé entre les pages, leur indiquait les coordonnées mélistiques et téléphoniques du service de presse des éditions Fayard, et leur fournissait un court texte de présentation de l'ouvrage qu'il leur aurait suffi de paraphraser un petit peu pour donner l'impression d'avoir au moins feuilleté le livre.

La rapidité de cette remise sur le marché de l'occasion m'a amené à penser que le/la responsable de la rubrique culturelle de la Tribune Euroise Libérée - ou bien le/la rédacteuriste du supplément littéraire de Nouveau Républicain Normand - n'allait probablement pas chroniquer cette parution.

En conséquence, soucieux de l'information de mes compatriotes du département, je leur offre un authentique copicollage de cette notule :

La République de Platon est peut-être le texte le plus connu, le plus traduit et le plus commenté de toute l'histoire de la philosophie. Mais comment restituer la vérité de cette œuvre aujourd'hui, 2500 ans après sa rédaction ? Alain Badiou a choisi d'inventer un genre nouveau pour rendre au texte de Platon son universalité et sa vivacité sans passer par un commentaire critique. Il a traduit l'œuvre à partir de l'original grec et a procédé à quelques changements afin de l'adapter à notre temps. Tout d'abord, il a supprimé toute référence aux particularités de la société grecque antique, des interminables développements sur la valeur morale des poètes aux considérations politiques destinées par Platon à la seule élite aristocratique (les mesures révolutionnaires que Platon réserve aux seuls « gardiens» de la cité valent, sous la plume de Badiou, pour tous les habitants du pays). Il a élargi les références culturelles : la philosophie fait feu de tout bois, ainsi Socrate et ses compagnons connaissent-ils Beckett, Pessoa, Freud et Hegel. Ils réalisent l'actualité intemporelle de toute philosophie véritable, propre à s'ajuster à son époque. Enfin, Badiou, par ailleurs dramaturge, a fait du dialogue socratique une véritable joute oratoire : dans cette version de la République, les interlocuteurs de Socrate ne se contentent pas d'approuver ce qu'énonce le Maître. Ils lui tiennent tête, le mettent en difficulté et livrent ainsi une pensée en mouvement. Grâce à ce travail d'écriture, d'érudition et de philosophie, il donne à lire pour la première fois une version absolument contemporaine, vivante et stimulante du texte de Platon.

(En vrai professionnel, je n'ai évidemment pas encore lu le livre.)

Mais je le lirai, c'est promis.

L'arrivée de ce pavé de 596 pages dans le marigot de la "seconde rentrée littéraire" n'a pour l'instant pas provoqué de grosse vague. Du moins n'ai-je point observé de départ de feu polémique analogue à celui qui avait suivi la publication du De quoi Sarkozy est-il le nom ? Il est vrai qu'alors il avait fallu attendre l'éclairante lecture de Pierre Assouline, et de quelques autres, qui avaient su débusquer de l'antisémitisme derrière une (bien mauvaise) blague de khâgneux sur L'homme aux rats.

Le billet du républicain des livres et les rebonds libératoires des quelques autres avaient suscité, de la part de Badiou, une réaction goguenarde où notre futur "gourou de l'antisarkozie" avait choisi d'adopter la pose outrée du cabotin insupportable - posture qu'il sait prendre avec un troublant naturel. Il orientait ainsi bon nombre de ses critiques vers la recherche et la dénonciation des turpitudes de "l'odieux Badiou", pendant que les éditeurs lui réclamaient des fonds de tiroir à publier pour l'ajouter à leur catalogue - et il a vidé ses tiroirs, preuve supplémentaire de sa vilenie...

Depuis, on ne compte plus les articles - et un livre - qui ont, avec des réponses diverses ou pas de réponse du tout, posé la question De quoi Alain Badiou est-il le nom ? A quelques rares exceptions près, ces libelles tombent dans le piège tendu par Badiou et sont dominés par l'agacement, la rancœur et l'animosité face à l'attitude exaspérante du philosophe.

N'y échappe même pas le texte que Jean-Pierre Garnier a posté sur le site d'Article 11, et je le regrette un peu. Le titre choisi - De qui Alain Badiou est-il le nom ? -, variation infinitésimale du standard le plus courant, laissait pourtant supposer un infime changement de point de vue...

Mais, à peine sorti du chapeau en italiques, on est emporté par une avalanche d'autres italiques , correspondant à des citations, dans le plus pur style de la charge pamphlétaire :

« Soleil noir de la pensée », « philosophe le plus lu, le plus traduit, le plus commenté dans monde ». Donnant « des conférences dans toute l’Europe, en Amérique, au Japon ou en Australie », il serait « l’un des derniers à avoir élaboré un système philosophique complet ». Bref, intrépide « défenseur de l’hypothèse communiste et pourfendeur du capitalisme », il serait tout simplement « un révolutionnaire » comme on n’en fait plus. N’en jetez plus, la cour est pleine… de courtisans.

On sent notre auteur au bord de l'explosion...

Cependant, c'est un peu de sa faute, aussi... Il a, semble-t-il, tenu à écouter, sur France Culture, une émission où Frédéric Taddeï recevait, pour un "Tête-à-tête" - c'est le nom de l'émission -, notre contrariant platonicien. Et c'est beaucoup, tout de même, pour quelqu'un qui supporte mal France Culture, et ne s'accommode pas bien au style de Badiou. Alors on l'imagine en train de sursauter douloureusement à chaque intervention de l'invité arrivant en réponse aux naïvetés de l'animateur-admirateur de service.

Mais pourquoi s'imposer cette torture, alors que notre auteur connaissait bien la réponse à sa question inaugurale - mais de qui donc cet Alain Badiou-là est-il le nom ?

Elle peut se lire entre les lignes parfois un peu fielleuses de notre polémiste. Alain Badiou n'est que le nom - ou le prête-nom - de la "petite bourgeoisie intellectuelle" (*) qui parade "au portillon de la rue d’Ulm, pour ne rien dire d’autres hauts lieux de la pensée incarnée", condamnée à "l’« inauthenticité »" comme "aurait dit Sartre", faute d'avoir vraiment fait le choix de devenir "traître à sa classe" - comme "aurait dit Sartre" également.

Jean-Pierre Garnier ne sera pas satisfait, je le crains, mais on peut noter que, puisqu'il faut bien commencer quelque part, Badiou nous propose une trahison de Platon...



(*) Ce ressassement de l'origine et/ou de l'appartenance de classe me fait penser, j'en suis désolé, à cette question qui revenait avec insistance dans les assemblées générales d'antan : "Mais toi, d'où parles-tu ?" Je savais bien qu'il fallait alors se taire ou battre sa coulpe de "petit-bourgeois", mais j'aurais eu envie que l'on réponde, tout simplement, que c'était du dixième rang de l'amphi qu'on parlait et que ça n'empêchait personne de s'exprimer.)

6 commentaires:

olive a dit…

Oui, c'est vrai, on peut regretter un peu que le style de J.-P. Garnier, souvent très «remonté» à bon escient, tombe ici dans le piège à Badiou.

Badiou semble remplacer à présent Onfray [1] dans le rôle du shampooing-douche : plus tu frottes, plus ça mousse.
Un jour, on tombe sur un échantillon de Badiou : «La vérité de l'hypothèse du continu ferait loi de ce que l'excès dans le multiple n'a pas d'autre assignation que l'occupation de la place vide, que l'existence de l'inexistant propre du multiple initial. Il y aurait cette filiation maintenue de la cohérence, que ce qui excède intérieurement le tout ne va pas plus loin qu'à nommer le point limite de ce tout. / Mais l'hypothèse du continu n'est pas démontrable. / Triomphe mathématicien de la politique sur le réalisme syndical.» (Théorie du sujet, 1982, cité par Sokal & Bricmont, Impostures intellectuelles, 2e éd., Livre de Poche, 1999, p. 242 ; voir aussi J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999, p. 23-24).

Et plus tard, on lit un démontage pointu qui, plus que du personnage social, comme fait J.-P. Garnier, est celui de tous les gros lots philosophiques raflés par Badiou : ici et . On s'avance dans le brumeux fluo : «J'aimerais pouvoir en dire plus. Pour l'instant, je soutiens qu'il faut affirmer sans peur que nous sommes dans le maintien de cette hypothèse» (Badiou dans l'Humanité, 6 nov. 2007, à propos du communisme) ; et puis c'est l'anesthésie comateuse du labyrinthe flou.

Cette République de Platon bien dégagée derrière les oreilles semble présenter des avantages certains. Entre autres, nous faire croire qu'il s'agit de mettre Platon à notre portée — lol super trop bien — moyennant «quelques changements afin de l'adapter à notre temps», tout en continuant à rafler pour soi la nappe du banquet (hi hi) avec tout ce qu'il y a dessus. Un peu comme ici, quoi, mais en forteresse philosophique grandiose... brrr... Ça caille sous ces portiques... Vite une lampée de vieille gnôle, Robert Musil et au lit.
____

[1] Avec deux commentaires de moi qui font pâlir d'envie les aèdes de la vitupérance inspirée. C'est comme ça.

Guy M. a dit…

Je me souviens que j'avais été un peu peiné, et déçu, de voir Bouveresse emboîter le pas très rigoriste de Bricmont et Sokal. J'ai un peu oublié ce feu de paille néo-scientiste, mais je pense toujours que même les théorèmes de Gödel appartiennent à tout le monde, et sont indéfiniment paraphrasables (y compris par ce pauvre Régis Debray). Bouveresse a eu au moins le mérite de poser la question du rôle, dans tout ça, de l'analogie et de ses "vertiges". Tout en refusant, très sèchement, la griserie de ces vertiges.

(Ceci dit, que la langue s’empâte dans cette ivresse analogique, ne me paraît pas si grave que cela.)

Lecteur impénitent et non repentant de Badiou, je suis de plus en plus intéressé par la manière dont on le rhabille, de droite et de gauche, depuis quatre ou cinq ans... Si j'ai le temps, après mes années de retraite, je crois que je vais me lancer dans une thèse là-dessus, dans une spécialité assez floue, bien entendu. L'article repris par le "Collectif indépendant et ordinaire pour une auto-transformation radicale de la société", que j'aurai pris le temps de lire en entier (c'est promis), figurera en bonne place dans ma bibliographie

Mais pour l'instant, je vais me vautrer dans le détournement de la République, que ton mauvais esprit associe à une gentille bluette à la Baricco.

(T'as pas honte !)

olive a dit…

Bien sûr que les théorèmes de Gödel appartiennent à tout le monde. À condition de ne pas prétendre occuper le devant de la scène en imposant comme "scientifiques" ces jeux de paraphrase indéfinie — comme tu dis bien — que nous pratiquons tous tout le temps (c'est inévitable et c'est même ce qui nous sauve), en essayant toutefois de garder à l'esprit certaines limites objectives (tout n'est pas dans tout et réciproquement).

Je fais partie de ceux qui croient encore que la réalité (et l'Histoire qui va avec) existe, et j'avoue me vautrer avec autant de délices dans Bouveresse que toi dans Badiou. Ce vif penchant pour les «philosophes analytiques», à qui Badiou reproche de flanquer bas la statue de La Philosophie, vient sans doute de la philologie (qui s'efforce de ne jamais, au grand jamais, "solliciter" un texte), conjuguée avec une nullité quasi absolue en maths.

Ça n'empêche nullement mon premier commentaire d'être un peu à côté de la plaque, foutraque et bancal. J'assume ; nan, j'ai pas honte !

En tout cas, j'attends avec impatience ton compte rendu de lecture et ta thèse floutée. D'un matheux frustre & platonicien contrarié tel que toi, ça ne se refuse pas...

Guy M. a dit…

L'idée que les mathématiques se prêtent à une paraphrase indéfinie est esquissée par Jacques Roubaud (qui soutient que la poésie, elle, s'oppose résolument à la paraphrase). Je n'ai fait que reprendre son expression, puisque cette idée me semble juste...

Reste posé le problème de l'imposture éventuelle qui est sans doute très différent selon que l'on examine Régis Debray (logique), Jacques Lacan (topologie) ou Alain Badiou (un peu tout, allez, on lui fait un lot)...

Ta réponse m'a amené, finalement, à repousser le commencement de ma thèse vaseuse. Je me dis que ça ne serait pas si mal de reprendre un peu mes lectures en philosophie analytique, ne serait-ce que pour bien déterminer ce qui m'a arrêté.

Pfff... Encore une idée en l'air...

olive a dit…

Dommage. On lit tant de f(l)outhèses qu'une thèse floue aurait fait de l'air à nos spectres.

Par ailleurs, je note que l'intitulé "Collectif indépendant et ordinaire pour une auto-transformation radicale de la société" n'a pas échappé à ton œil d'esthète. C'est un point commun entre les théorèmes de Gödel et le rococo : ils appartiennent à tout le monde.

Guy M. a dit…

L'avenir est si flou qu'il ne faut pas perdre espoir...