jeudi 22 octobre 2009

Le petit bout du doigt de la proviseure

Durant une longue période de ma vie passionnante, j'ai servi avec un admirable dévouement les développements théoriques et les applications pratiques de la science pédagogique. Quelque jour, probablement en recevrai-je la juste récompense sous les espèces de palmes académiques ajustées à ma pointure.

J'ai eu ainsi l'occasion, et le bonheur d'exercer sous divers(e)s supérieur(e)s hiérarchiques, dont un certain nombre d'authentiques peaux-de-vaches.

Ami(e)s du cuir, bonjour...

Pour autant que ma pauvre tête s'en souvienne, mon chemin n'a jamais croisé la route de madame Marie-Ange Henry, qui a terminé une belle carrière de proviseure à la tête du lycée Jules-Ferry dans le IXème arrondissement de Paris.

Je ne suis pas sûr de le regretter.

En 2003, Madame Henry a été auditionnée dans le cadre de la mission d’information de l’Assemblée nationale française sur la question du port des signes religieux à l’école, en tant que secrétaire académique du Syndicat national des personnels de direction de l’Education nationale (SNPDEN). On peut trouver le compte-rendu de cette séance du 25 juin sur le site de l'Assemblée nationale, ou sur Voltaire.net qui l'a repris. Les connaisseurs pourront apprécier avec quelle virtuosité madame la Proviseure parle le vernaculaire administratif de l'Éducation nationale, et défend, en cette langue, une conception étroitement laïcarde de la laïcité.

En 2006, à la demande de certains de ses enseignants, elle reçoit un élève sans papiers, qu'elle défendra ensuite. Au journaliste venu l'interroger, elle ne peut s'empêcher de lancer cette remarque édifiante:

"Je connaissais son nom, mais je ne l’avais pas rencontré, ce qui est plutôt bon signe. Les proviseurs connaissent surtout ceux auxquels il faut remonter les bretelles !"

Proviseur(e), c'est un métier qui s'apprend...
(Planche hors texte du chapitre "La salopette à bretelles"
du Manuel du proviseur pour les nuls, Imprimerie nationale.)

Le métier de proviseur(e) n'est pas un métier sans risques: l'élasticité des bretelles à ajuster, par exemple, peut être cause de retours cinglants en pleine figure... L'opération demande donc des années de formation et d'expérience pour être menée avec tout le doigté nécessaire.

Cependant, le chef d'établissement n'est jamais plus exposé qu'en période de mobilisation lycéenne. Comme les sujets de mécontentement ou de contestation sont loin de manquer, certains affirment que le danger est constant, mais hésitent encore à porter un casque et un gilet pare-balles pour se rendre à leur bureau.

On se souvient du vaste mouvement de blocage des lycées par leurs usagers habituels au printemps 2008.

Le lycée Jules-Ferry, où des réunions d'élèves et des assemblées générales avaient déjà eu lieu, fut bloqué le 15 avril 2008 au cours d'une action. Le jour même, madame Henry décida la fermeture administrative du lycée jusqu’au début des vacances, le 19 avril.

Le 18 avril, Mme Henry envoya une lettre recommandée à Lou Jatteau, qui avait 18 ans depuis le 10 mars, dans laquelle lui était annoncée, sans explication, sa convocation en conseil de discipline pour le 16 mai. Ce courrier l’informait aussi qu'une mesure conservatoire avait été prise à son encontre: il lui était interdit de revenir au lycée tant que le conseil de discipline n’avait pas statué sur son cas.

Il faut admirer l'efficacité de madame Henry.

Et sa très grande prudence: la mesure dite "conservatoire" n'est prise qu'assez rarement, et pour les éléments dont la conduite est potentiellement dangereuse.

Le 5 mai, le père de Lou Jatteau a une conversation téléphonique avec madame Henry qui "lui explique que Lou aurait été le leader du blocage, aurait entraîné ses camarades, aurait mis en danger la sécurité de l’établissement et aurait tenté de refermer la porte latérale du lycée sciemment sur elle, lui blessant le pouce. Elle ajoute qu’elle a porté plainte au commissariat."

Au matin du 15 avril, madame la proviseure aurait voulu faire entrer des élèves par une porte latérale. Les lycéens qui faisaient la chaine auraient alors bloqué le passage avec des poubelles et repoussé cette porte.

Sur le pouce de madame Henry, qui n'a sans doute jamais pris le métropolitain et n'a pu profiter des leçons du petit lapin de la ratp qui prévient les enfants qu'une porte qui se referme, cela risque de pincer très fort.

Il est tout de même pas très malin, ce lapin...

Le 16 mai 2008, le conseil de discipline décide de l’exclusion définitive de Lou Jatteau, pour "violences délibérées envers la Proviseure dans l’exercice de ses fonctions".

Virginie qui donne dans Bellaciao un résumé de l'affaire, fait quelques remarques critiques sur le déroulement de ce conseil de discipline. Ces critiques sont tout à fait justifiées (un conseil de discipline peut être une juridiction d'exception), mais je ne crois pas que madame Henry ait alors pris le risque de ne pas faire un conseil strictement conforme aux règlements...

L'exclusion définitive a d'ailleurs été confirmée en appel le 25 juin.

Lou Jatteau, inscrit en terminale au lycée Colbert, a obtenu son bac en juin 2009.

La plainte de madame Henry, qui n’avait pas eu d’ITT et avait refusé de se faire examiner par les unités médico-judiciaires (UMJ), a été classée sans suite.

La proviseure a tenu à maintenir sa plainte et a écrit dans ce sens au procureur de la République, faisant de cet incident, certes douloureux mais mineur, "une question de principe".

Il y a des gens qui ne supportent pas que l'autorité soit bafouée, surtout en leur propre personne.

Elle a obtenu satisfaction, et, ainsi que le résume l'article de Bellaciao:

Le 24 septembre dernier, Lou Jatteau a reçu sa citation à comparaitre en tant que prévenu devant le tribunal de grande instance de Paris pour avoir "volontairement commis des violences sur une personne chargée d’une mission de service publique". La peine maximale encourue est de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende…

L'audience a eu lieu hier, au palais de Justice de Paris, devant lequel une vingtaine de collègues de madame Marie-Ange Henry, venus en renfort, ont dû rencontrer, sans trop se mélanger, je suppose, les ami(e)s de Lou Jatteau.

Métro, que je consulte rarement, fait un compte-rendu des débats:

Mercredi, le lycéen a nié les faits. "Lou a poussé la porte sur moi, content d’avoir obtenu la fermeture totale de l’établissement" a maintenu Mme H. Pourtant, malgré sa plainte, la proviseure, qui n’a pas eu d’ITT, a refusé de se faire examiner par les unités médico-judiciaires (UMJ). "Il y avait urgence, a justifié son avocat Me Hazan. Elle pensait à la situation dans le lycée. Elle ne pensait qu’à une chose : repartir sur le terrain !". "La démesure du pénal dans cette affaire est extrêmement choquante, a estimé Me Terrel, avocate de Lou J. La moindre des choses quand on porte plainte c’est d’aller aux UMJ…C’est regrettable si le pouce de Mme H a été égratigné". Selon elle, même les policiers dans leur procès-verbal ont fait état d’une "blessure légère et involontaire ", évoquant la l’hypothèse de l’accident conséquent à une porte fermée par inadvertance…

Selon la dépêche de l'AFP:

Le ministère public a requis à l'encontre de Lou Jatteau, 19 ans, (...) 60 heures de travail d'intérêt général.

La procureure, Camille Hennetier, a précisé qu'elle ne s'opposerait pas à une dispense d'inscription à son casier judiciaire, pour ne pas compromettre l'avenir de cet étudiant en sociologie.

La présidente du tribunal, Jacqueline Audax, a mis le jugement en délibéré au 18 novembre.

60 heures d'intérêt général pour une question de principe, c'est déjà pas mal...


PS: Le fait que Lou Jatteau soit le fils d'une journaliste du service "société" du quotidien Libération contribue certainement à la médiatisation de cette affaire.

Cela ne doit pas nous faire oublier l'acharnement dont il est l'objet de la part d'une prétendue spécialiste de l'éducation.

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