mardi 27 avril 2010

Kiki Dimoula, non loin du mont Parnasse

Il n'est pas impossible, après tout, qu'il y ait au monde au moins une langue où le nom de Bernard Loupias évoquerait l'image affriolante d'une danseuse plus ou moins nue...

Ce monsieur, qui fait le chroniqueur littéraire au Nouvel Observateur, et qui est donc spirituel, forcément très spirituel, commence ainsi un article intitulé Kiki Dimoula, enfin !

Elle s'appelle Kiki Dimoula. Ce n'est pas le pseudonyme d'une danseuse du Crazy Horse, mais le nom de la plus grande poétesse grecque contemporaine. Quasiment inconnue en France.

(C'est le NouvelObs qui grasseye au cas où le trait d'esprit nous échapperait.)

On se dit qu'on a échappé de peu à un titre du genre C'est parti, mon Kiki !

Un autre référence possible
gracieusement dédiée à Bernard Loupias.
(Man Ray, Le violon d’Ingres, 1924.)

La suite de l'article est surtout une paraphrase de la préface que Nìkos Dìmou a écrite pour l'édition de deux recueils de Kiki Dimoula dans la collection Poésie/Gallimard: Le Peu du monde (1971) et Je te salue Jamais (1988), dans la traduction de Michel Volkovitch.

Dans cette présentation, Nìkos Dìmou propose, il me semble, une lecture assez abrupte:

(...) Ecrire sur la poésie de Kiki Dimoula est une tâche ardue, car c'est une poésie sans objet. Littéralement. La poésie de Dimoula est sans objet, car son objet, c'est le néant.

Un peu plus loin, il apporte quelques nuances à cette affirmation:

Le thème unique de Dimoula, c'est le passage, progressif ou soudain, de l'être au non-être. Ce passage qui s'appelle temps, usure ou mort.

Il trouve à Kiki Dimoula une lointaine parenté avec les Metaphysical poets anglais du XVIIe siècle (Donne, Herbert, Marvell, etc.), un cousinage avec Emily Dickinson...

Mais après l'avoir lue, on se dit qu'il y a de cela, mais que ce n'est pas du tout cela, et que c'est tout à fait autre chose.

La voix de Kiki Dimoula est décidément trop singulière.



Photo 1948

Je tiens une fleur, je crois.

Bizarre.
On dirait qu'un jour dans ma vie
un jardin est passé.

Dans l'autre main
je tiens une pierre.

L'air gracieux, arrogant.
Sans me douter qu'il y a là pour moi
l'annonce d'altérations,
et l'avant-goût de résistances.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une ignorance est passée.

Je souris.
La courbe du sourire,
le creux de cette humeur,
semble un arc bien tendu,
fin prêt.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une cible est passée.
Une aptitude à la victoire.

Le regard plongé
dans le péché originel :

il goûte au fruit défendu
de l'espoir.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une foi est passée.

Mon ombre, simple jeu de soleil.
En uniforme d'hésitation.

Elle n'a pas encore eu le temps
d'être pour moi compagne ou délatrice.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une suffisance est passée.

Toi, tu n'apparais pas.
Mais pour qu'il y ait dans le paysage un précipice,

pour que je sois au bord
tenant une fleur et souriant,
c'est que tu ne vas pas tarder.

On dirait qu'un jour dans ma vie
la vie est passée.

(Poème extrait de Le Peu du monde (1971), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Gallimard, 2010.)


Une voix dans des rues vides

Pour vous je ferai un meilleur prix.

Ma voix est inconnue
des grands drames de la planète :

disparitions du droit, faims qui mangent
leur survie pour vivre,
contrebande sauvage d'inégalités,
intérêts nucléaires,
guerres touristes,

décisions qui circulent
incognito en lunettes noires
dans leur gilet d'arbitraire pare-balles.

Et tout cela sous l'autorité
du très ancien, tout-puissant C'est ainsi.

Ma voix n'est pas entendue
dans les horribles drames de la planète.

Jamais elle n'est montée jusqu'au cri
pour maudire en cadence
les divisions du monde,
engrais par moitié
pour que l'autre moitié foisonne.

Ma voix est basse, lointaine
comme le savoir et la peur,
même ton que la faiblesse,

même voix que le silence.
S'arrosant d'humble réalité
tous les jours elle s'immole par le feu.
C'est là son cri intérieur,
son frisson de colère,
sa malédiction cadencée face au chaos,
sa vigilance
auprès des grands drames, de leurs gémissements,
sa bourrade chétive et sournoise
au très ancien, tout-puissant C'est ainsi.

Les hasards hurlent
leur succession est sourde
à la voix de stentor, antique et vénérable

de la Nécessité.
Jamais elle n'a pu faire écho.
Des décisions incognito en lunettes noires
la bâillonnent en route.
Pourquoi ferait-elle écho, ma voix
volant les lauriers de la puissance
à la voix du Monde ?
Ma voix est respectueuse
de la voix vaincue du Monde.

Les hasards hurlent
leur succession est sourde.
La parole qui crie, un Narcisse.
En se penchant sur les malheurs
c'est de miroirs d'abord qu'elle s'assure.
Non, ma voix ne vient pas se mirer
dans de noirs malheurs.
Aux démarches bruyantes
elle ne se mêle pas, ne co-hurle pas
pour que les montagnes en collines se changent
ou les collines en montagnes.

Elle reste basse comme une colline.

Non, ma voix ce n'est pas
la liberté ou la mort.
C'est une prison pour voix

et leur euthanasie,
cible patiente
des caprices du prochain, ce fou nucléaire.
Ma voix est un escabeau
pour paroles fatiguées,
pour conclusions qui reviennent vaincues.
Ma voix est la marche sans bruit
d'une écriture solitaire
dans les rues vides sous la pluie.

Pour vous je ferai un meilleur prix
disait Rien à Quelque chose
et cet idiot l'a cru.


(Poème extrait de Mon dernier corps (1981), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Arfuyen, 2010.)


Hostile réconciliation

Tes cheveux ce soir m'ont l'air plus gris

tandis que je les coiffe de pensées confuses.


Que t'arrive-t-il ? As-tu vieilli d'être photo longtemps
ou t'a-t-elle dit du mal de moi,
ma mauvaise conscience, la vipère ?

L'accusatrice maniaque. C'est à elle que je dois
d'être si dépensière de mes fautes.
C'est ma faute même si le bois prend feu, si le feu
s'éteint par l'eau ou d'être rassasié,
c'est ma faute si le jour ne vit qu'un seul jour
si les chants d'oiseaux ne viennent que d'eux seuls
si la jeunesse n'arrive pas à la fin
mais au début, à l'heure
où nous-mêmes déjà sommes si jeunes.

Ne les écoute pas, je ne vis pas, je vais je viens
mes vagues me jettent sur mes vagues. Je ne vis pas,

je désherbe : ôter au tourbillon ce qui tourne.
Pour le laisser propre aux suivants.

J'ai les points pour la retraite, je sers aveuglément
ce verbe obscur - magicien alchimiste - j'agite
l'ébullition de sa force.
Il mélange dans ses fioles
racines de vie et racines d'invivable.
Vitamines d'aveugle continuité.

Patience lit-on sur les fioles.
Patience, non. Mais réconciliation
hostile entre la vie et l'invivable.

Je suis l'assistant aveugle du verbe magicien.
Il hypnotise une douleur intenable, elle devient
ambulatoire. Que veux-tu d'autre que veux-tu
c'est lui qui convainc
ces mères tout en noir de rester en vie

en vie en vie jusqu'au bout de la vieillesse
du tombeau de leurs enfants.

C'est lui qui m'hypnotisa moi aussi
le premier soir où j'ai vu
ton oreiller vide
pour que je dorme avec lui.
J'ai dormi malgré tout à poings fermés
tranquille et prise parfois d'une gêne connue

comme si se poursuivait auprès de moi
le bercement de la chamaillerie nocturne
entre mon ouïe râleuse
et le fil si fin de ton ronflement
- tu perdais de l'air, aucun doute.

J'ai dormi.
Elle te l'a sûrement fait savoir
ma mauvaise conscience, la vipère.

(Poème extrait de Je te salue Jamais (1988), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Gallimard, 2010.)

Le passeur: Michel Volkovitch, traducteur.


PS: Kiki Dimoula a reçu le Prix Européen de Littérature 2010.

Pour l'occasion l'édition française propose:

Le Peu du monde, suivi de Je te salue Jamais, avec une préface de Nìkos Dìmou, aux éditions Gallimard (collection Poésie).

Mon dernier corps, édition bilingue, avec une préface de Michel Volkovitch, suivi de En courant derrière Dimoula, où Michel Volkovitch présente quelques difficultés de traduction de Dimoula, et les solutions qu'il a adoptées. Ce dernier livre est paru aux éditions Arfuyen.

On pourra trouver d'autres poèmes de Kiki Dimoula sur le site de Michel Volkovitch.

4 commentaires:

Marianne a dit…

Belle personne , beaux poèmes on ne peut que dire merci pour ce billet .

Guy M. a dit…

Merci aussi à la Grèce, qui sait aussi produire autre chose que des déficits.

Marianne a dit…

Enfin , sur les déficits on leur a donné un sérieux coup de main pour...... les enfoncer

Guy M. a dit…

La "solidarité" européenne est tout à fait redoutable, en effet.