mardi 9 février 2010

Un cas de bouffissure à mémoire de forme

"Comment peut-il se faire que, sans exercer le moindre contrôle, un éditeur, des journaux, des chaînes de télévision lancent un pareil produit, comme on lance une savonnette, sans prendre les garanties de qualité que l'on exige précisément d'une savonnette ?"

Pierre Vidal-Naquet,
à propos du Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy.
Lettre adressée au Nouvel Observateur
et partiellement publiée le 18 juin 1979.


Dès demain, en tête de gondole.

Aude Lancelin, journaliste au Nouvel Observateur, où elle anime les pages culturelles, est assurément une vraie peste.

C'est du moins l'avis de ses détracteurs, dont elle possède déjà un intéressant assortiment dans les rangs de la néo-connerie décomplexée.

Elle salue à sa façon, qui est bien vacharde et délectable, le grand retour éditorial de monsieur Bernard-Henri Lévy qui devrait connaître son apothéose demain en envahissant les tables des libraires avec deux ouvrages (chez Grasset): Pièces d'identité, qui recueille une foultitude de textes et d'entretiens déjà parus ici ou là, et De la guerre en philosophie, qui est la version remaniée d'une conférence prononcée en 2009 à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm.

Selon Aude Lancelin, ce dernier essai, assez court (130-150 pages ?), constitue un "plaidoyer pro domo en faveur d'une œuvre injustement décriée", et "se présente comme le «livre-programme» de la pensée béhachélienne." Et de citer avec quelque gourmandise la quatrième de couverture:

Manuel pour âges obscurs, où l'auteur "abat son jeu" et dispose, chemin faisant, les pierres d'angle d'une métaphysique à venir.

Notre lectrice avisée nous présente, entre autres salutaires entreprises de cette œuvre, l'attaque critique que conduit par notre valeureux BHL contre la pensée du "vieux puceau de Königsberg", Emmanuel Kant, "ce fou furieux de la pensée, cet enragé du concept", "le philosophe sans corps et sans vie par excellence", en brandissant son "arme fatale":

Les recherches sur Kant d'un certain Jean-Baptiste Botul, qui aurait définitivement démontré "au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans sa série de conférences aux néokantiens du Paraguay, que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pure apparence".

On imagine avec quel plaisir Aude Lancelin peut alors révéler à ceux qui l'ignoraient que le fameux Jean-Baptiste Botul est bien, lui, un "pur esprit de pure apparence", et un faux très concret, fabriqué par Frédéric Pagès, rédacteur au Canard Enchaîné...

Un lecteur anonyme, mais fanatique, de JBB.

Une rapide visite au site de l'Association des Amis de Jean-Baptiste Botul (A2JB2) nous apprend:

A propos de Jean-Baptiste...
...nous ne savons presque rien de certain, sinon qu'il est né le 15 août 1896 à Lairière (Aude) et qu'il est mort dans ce même village des Hautes-Corbières le 15 août 1947. "Les Amis de JBB" se proposent de retrouver ses traces, et en particulier ses écrits, entassés dans "l'armoire de Lairière". Mais leur authentification est difficile dans la mesure où Botul se définissait comme un philosophe "de tradition orale". La tache des "Amis de Jean-Baptiste Botul" est d'autant plus ardue que le botulisme désigne aussi une grave maladie. Pour la santé de la population, il n'est évidemment question ici que de diffuser le botulisme au sens philosophique.

Il suffit de citer la liste des œuvres "retrouvées" ou "exhumées" pour se faire une idée de cette pensée méconnue de beaucoup d'entre nous (mais pas de BHL):

Landru, Précurseur du Féminisme : la correspondance inédite, 1919-1922 (Christophe Clerc et Bertrand Rothé)

La Vie sexuelle d'Emmanuel Kant (Frédéric Pagès).

Nietzsche ou le démon de midi (Frédéric Pagès).

Métaphysique du mou (Jacques Gaillard).

(Tous ces livres sont publiés par les éditions Mille et une nuits...)

Un autre lecteur de Botul.

Il ne faut surtout pas croire que la révélation d'une telle bévue puisse dégonfler quelque peu le personnage...

Monsieur Bernard-Henri Lévy souffre depuis trop longtemps de cette bouffissure intellectuelle récidivante qui se reconstitue immédiatement par un curieux effet de mémoire de forme.

A la fin de son article, Aude Lancelin nous remet en mémoire la lettre que Pierre Vidal-Naquet avait adressée à la rédaction du Nouvel Observateur qui, selon lui, avait poussé un peu loin l'éloge de la dernière savonnette de BHL. Et, grâces lui soient rendues, elle en fournit une copie.

On peut relever, parmi les bourdes de candidat hâtivement préparé au baccalauréat égrenées par Vidal-Naquet, celle-ci:

- Prenant le Pirée pour un homme, il fait (p.79) d'Halicarnasse un auteur grec.

(Au lieu de répéter "Denys d'Halicarnasse", BHL avait cru pouvoir reprendre "Halicarnasse", et non simplement "Denys", comme c'est l'usage. Bourde mineure, mais facile à corriger à la relecture.)

La réponse de BHL, piqué, mais ne comprenant manifestement pas la nature du reproche, mérite d'être citée:

Mais je m'étonne, par contre, qu'il faille rappeler à un helléniste que Denys d'Halicarnasse est bel et bien un écrivain grec, originaire de Carie, fixé à Rome en 30 avant Jésus-Christ, et auteur de fameuses "Antiquités romaines".

(Au lieu de vérifier sa page 79, le collégien mouché a sorti son dictionnaire des noms propres et le recopie avec soin pour nous donner la leçon...)

Marqué par le destin...

Dans le cas présent, monsieur Bernard-Henri Lévy ne peut que jouer le beau joueur...

Hier, le site du journal Libération a publié, assez rapidement, la réponse de son "actionnaire et membre [de son] Conseil de surveillance" dans un court article signé d'Eric Aeschimann et Robert Maggiori (on n'est jamais trop nombreux pour traiter de telles questions).

Sollicité par Libération, Bernard-Henri Lévy nous a transmis un texte où il choisit de prendre l’affaire en beau joueur: «Salut l’artiste. Chapeau pour ce Kant inventé mais plus vrai que nature et dont le portrait, qu’il soit donc signé Botul, Pagès ou Tartempion, me semble toujours aussi raccord avec mon idée d’un Kant (ou, en la circonstance, d’un Althusser) tourmenté par des démons moins conceptuels qu’il y paraît.»

(Ce texte va être partout repris, je suppose, et un fin commentateur trouvera sans doute ce que vient faire Althusser en cette galère...)

Il est assez pitoyable de voir Eric Aeschimann et Robert Maggiori se donner la main pour minimiser le vol plané du petit maître boursoufflé qui est aussi leur "actionnaire":

Cela arrive assez souvent, même chez des universitaires rigoureux, d’être piégé par un titre emprunté sans vérification à une bibliographie.

On pourrait les mettre au défi de trouver une thèse ou un mémoire de Master citant la "série de conférences aux néokantiens du Paraguay" de Jean-Baptiste Botul dans sa bibliographie.

Mais sans doute ont-ils, comme BHL, depuis longtemps "déserté ce mouroir de toute pensée qu'est devenue l'Université".



PS1: Grégoire Leménager, dans le NouvelObs.com, enfonce le clou en se posant la question: BHL a-t-il vraiment lu Botul ? On devine la réponse, mais son billet mérite le détour.

PS2: Autre lecture fort recommandable, y compris pour monsieur Bernard-Henri Lévy qui pourrait y trouver à renouveler son inspiration, le texte de Jacques Roubaud, Botulisme et Oulipisme, paru dans le numéro 183 de la Bibliothèque Oulipienne, où il est

fait état d’une visite que Botul (je rétablis désormais son vrai nom) et FLL ont fait en 1943, aux Pays-bas (par quels moyens ont-ils pu traverser la Belgique occupée ?) pour rencontrer Brouwer, le fondateur de l’Intuitionnisme. Il semble qu’ils aient été chargés, peut-être par l’intermédiaire de Noël Arnaud (futur 2ème Président de l’Oulipo) qui appartient alors à l’IS, d’une mission de la plus haute importance: Turing demandait l’aide du grand topologue et logicien, pour le déchiffrement du code des sous-marins d’Hitler, Enigma.

On y parle aussi de beaucoup d'autres choses savamment délirantes.

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