lundi 28 septembre 2009

Collectif littéraire à l'italienne

Quand j'ai appris de mes bons maîtres que j'appartenais à la grande famille des vertébrés, qui constitue une des plus grandes réussites du bricolage de l'évolution, je me suis senti très fier.

Maintenant, ça me fait plutôt rigoler.

Mais, doucement, pour ne pas trop secouer mes vertèbres.

Car lorsque je les secoue, elles se bloquent, et lorsqu'elles se bloquent, je regrette de ne pas porter mon squelette à l'extérieur, comme n'importe quel heureux crustacé.

Photo de famille.
(Je suis en haut à gauche,
et mon beau-frère en haut à droite.)

Quand vos vertèbres sont bloquées, il vous faut faire le gisant de cathédrale, haïssant tout mouvement qui déplace les lignes et maudissant votre Créateur.

Si vous êtes né de Créateur inconnu, vous pouvez toujours prendre un livre, à condition que cela soit un très bon livre.

Me trouvant récemment en cette position peu enviable, j'ai su prendre mon mal en patience en dégustant Manituana de Wu Ming, traduit par Serge Quadruppani.

Wu Ming Fundation est le nom adopté par un collectif d'écrivains italiens (quatre ou cinq selon les époques) qui travaille sous ce nom depuis 2000, mais est actif depuis 1994 environ.

Portrait de groupe avec accessoires.

Une page de leur site relate leur histoire en détail et permet de suivre l'évolution de leur travail.

Le point de départ:

En 1994, partout en Europe, des centaines d'artistes, activistes et auteurs de canulars choisissent d'adopter la même identité. Ils se rebaptisent tous Luther Blissett(1) et s'organisent pour déclencher l'enfer dans l'industrie de la culture. Il s'agit d'un plan quinquennal. Ils vont travailler ensemble pour raconter au monde une grande histoire, créer une légende, donner naissance à un nouveau type de héros populaire. En janvier 2000, au terme du Plan, certains d'entre eux se réunissent sous le nouveau nom Wu Ming. Ce dernier projet, bien que davantage tourné vers la littérature et la narration au sens strict, n'est pas moins radical que le précédent.

Suit une savoureuse sélection des canulars de Luther Blissett...

Au mois de mars 1999, parait en Italie Q, un roman écrit par quatre des membres de la colonne bolognaise du Luther Blissett Project. Ce roman, situé au XVIème siècle en Europe centrale, relate les soulèvements paysans et les révoltes populaires qui faillirent détourner la Réforme et furent noyés dans le sang, avec les encouragements de Luther. Il fut traduit en français, sous le titre L'œil de Carafa, par Nathalie Bauer et publié au Seuil (qui pourrait peut-être songer à le rééditer en poche, si on le demandait gentiment...).

Avec ce roman, apparaît la volonté de mettre en scène les marginaux, les exclus et les vaincus de l'Histoire, tels qu'ils furent et tels qu'ils sont encore, "non pas en tant que victimes, mais comme nouveau genre de héros" (McKenzie Wark, cité par Wu Ming).

A partir de ce livre, le collectif adopte le copyleft, et s'en explique.
« La reproduction totale ou partielle de l'œuvre
ainsi que sa diffusion par voie télématique sont autorisées,
sous condition de fins non commerciales
et de reproduction de la présente mention. »


Le collectif Wu Ming, en quintette, commence à travailler sur Manituana à la fin de l'année 2003. Ce roman est conçu comme le premier volet d'un triptyque sur le XVIIIème siècle, qui devrait occuper le groupe au moins jusqu'en 2012...

Dans ce volume, Wu Ming raconte les dernières années de lutte de la communauté d'Iroquirlande, née des liens de sang tissés entre les six nations iroquoises et les émigrants irlandais et écossais... Face à la montée en puissance des révoltes des colons contre la couronne d'Angleterre, la communauté réaffirme sa loyauté au roi Georges, envoie une ambassade à Londres pour raviver les alliances, s'organise pour résister, mais finit par s'incliner devant les troupes envoyées par Washington.

Bien que le récit soit centré sur un petit nombre de personnages ayant existé, et doté de tous les agréments du romanesque, nous sommes loin du roman historique traditionnel ou du roman-histoire... Disons qu'il ne s'agit pas de faire frissonner Margot(2), puis de la faire pleurer, mais bien plutôt de la faire réfléchir.

Comme Wu Ming lui-même réfléchit...

Car ce qui me semble caractériser ce travail, c'est la constante réflexion menée sur cette étrange entreprise qui est de raconter des histoires ici et maintenant.

Vous pourrez en trouver des traces dans les pages en français du site de Wu Ming Foundation, et tout particulièrement dans cet entretien paru en octobre 2008 dans Politique-Revue de débats qui y est reproduit: Wu Ming: La narration comme technique de lutte.

A demander à votre libraire.

La traduction française a été publiée par les éditions Métailié, qui avait déjà publié, en 2007, deux livres écrits en solo par des membres de l'orchestre Wu Ming: New Thing, par Wu Ming 1, et Guerre aux humains, par Wu Ming 2, traduits par Serge Quadruppani.

Sachant qu'Anne-Marie Métailié n'édite pas n'importe quoi, et que Serge Quadruppani(3) n'écrit ni ne traduit n'importe comment, vous voyez ce qui vous reste à faire(4).

Avec ou sans vertèbres amochées.




(1) Pour des raisons qui demeurent inconnues, le nom est emprunté à un footballeur anglais des années 80 d'origine afro-caribéenne

(2) Que mes amies Margot, Marguerite et Margaret ne se sentent pas trop visées: ici, Margot, c'est moi.

(3) Profitons-en pour signaler que, pour les 30 ans de la maison Métailié, est réédité "un livre heureux": A la table de Yasmina, Sept histoires et cinquante recettes de Sicile au parfum d'Arabie de Maruzza Loria et Serge Quadruppani.

(4) Ceux qui veulent rencontrer Wu Ming pourront profiter de sa grande tournée européenne.
J'ai noté, par exemple:

On 18 October 2009, Wu Ming 2 and Wu Ming 5 will be in TARNAC, France, to present Manituana at the Café-épicerie. Details to follow.

Le monde de Wu Ming est aussi grand (et par conséquent aussi petit) que le nôtre.

4 commentaires:

JBB a dit…

Je ne peux que te rejoindre totalement : Serge n'écrit ni ne traduit n'importe comment. Et je vais d'ailleurs me précipiter sur cet ouvrage que tu conseilles très joliment.

(Par contre, ton lien n'est pas bon. Son blog est ici : http://quadruppani.blogspot.com/ )

Guy M. a dit…

Bonne lecture, alors.

(J'ai mis en lien les deux blogs, sur samizdat et sur blogspot, mais peut-être n'y en a-t-il plus qu'un seul ?)

iGor a dit…

Ah ben ça tombe bien, je suis justement pas loin de finir "La boutique aux miracles" de Jorge Amado (un délice de manifeste anti-Gobineau, en ces temps ça fait du bien!) et je craignais la panne de bonnes lectures pour le soir, ouf et merci.
Et c'est mon libraire préféré qui va être content de me revoir!

(Je profite de ce petit mot pour vous féliciter pour les billets depuis la rentrée. Il y a de quoi rire, pleurer, hurler... Merci quoi, et bonne suite!)

Guy M. a dit…

Je ne l'ai pas glissé dans le billet, mais Wu Ming commençait sa tournée européenne par La fureur de lire, à la maison communale de Plainpalais... Il devait y être samedi dernier.

Bonne lecture.

(Et... de rien.)