samedi 30 avril 2011

Les empêcheurs de médiatiser en sécurité

Il y a une semaine, alors qu'il marchait dans les rues de Misrata, un jeune homme, que je persisterai à nommer Baptiste D., était blessé au cou d'une balle perdue.

La première dépêche, datée du 24/04/2011, que j'ai lue donnant cette nouvelle parlait d'un "journaliste français dont l'identité n'a pas été communiquée". Elle concluait, sans autre précision :

"Il est tiré d'affaire, après avoir été opéré", a indiqué un médecin de l'hôpital Hikma où le blessé a été transporté.

La dernière dépêche concernant Baptiste, entre temps identifié et devenu "blogueur français", nous dit qu'il "est maintenant soigné dans un hôpital de Benghazi" et que, "selon les médecins, il est paralysé en dessous de la ceinture et son état est critique mais stable". On nous laisse deviner que son rapatriement en France est encore en attente...

Cette dépêche, reprise sous diverses réécritures et troncatures par différents supports d'information, nous apprend que les ami(e)s de Baptiste - trois garçons et deux filles - ont organisé une rencontre avec la presse, hier, à Benghazi. Le journaliste de l'AFP note qu'ils "y ont fait un exposé avec présentation de graphiques animés sur les souffrances de la population de Misrata", mais se contente, dans la première partie de son papier, de reprendre le communiqué déjà mis en ligne sur le blog En route !

Pour lire le communiqué, cliquer sur le bandeau.

Le 26 avril, dans un article intitulé Qui sont ces blogueurs français partis à Misrata ?, Quentin Girard et Élodie Auffray, de Libération, proposaient un "retour sur une démarche qui surprend".

Nos deux auteurs, très futés, ont vite repéré, dans la page de présentation du blog,
"un passage de L'insurrection qui vient". Et pour être bien compris, rappellent : "Ce pamphlet très à gauche, publié par des auteurs anonymes, Le Comité invisible, en 2007, a été attribué par le ministère de l'Intérieur au collectif de Tarnac, notamment Julien Coupat". ils poussent même l'art du "décryptage" jusqu'à faire cette étonnante découverte :

Ce paragraphe est le premier du chapitre En Route (...), auquel fait référence le nom du blog. Le chapitre qui suit dans le pamphlet, Se Trouver, étant aussi l'adresse url du blog (...).

Du grand journalisme de terrain, en somme...

Par bonheur, les deux rédacteurs laissent un peu la parole à un "interlocuteur" "qui se trouve en France et édite les textes", ce qui permet de mieux comprendre le projet de ce blog collectif. Incidemment, nous apprenons que cet "interlocuteur", qui tient à rester anonyme, avait pris contact avec Libé "dès le 4 avril". Des acharnés du "décryptage" en concluront peut-être que, contrairement à Rue89, Libération a raté le scoupe...

Un dernier paragraphe donne un témoignage, journalistique donc crédible, sur ces témoins à la "démarche qui surprend" :

Un journaliste, qui a rencontré l'un des blogueurs à Misrata, décrit quelqu'un de réfléchi: «Ce n'était pas du tout un illuminé. Il avait un discours clairement militant, mais son objectif était de faire son blog et d'informer. Il m'a impressionné par sa connaissance du terrain. Il avait des infos très pointues, que personne d'autre n'avait».

Il suffit de lire les textes d'En route ! pour s'en rendre compte.

Tripoli Street, place à découvert.
(Photo tirée du blog En route ! .)

A lire le compte-rendu de la rencontre des ami(e)s de Baptiste avec les journalistes à Benghazi, on sent bien que tout ne s'est pas passé dans une saine et franche ambiance de confraternité entre les freelance et les encartés.

Interrogés pour savoir s'ils n'estimaient pas irresponsable de venir dans une zone de guerre sans assurance médicale, sans entraînement spécifique et sans parler l'arabe, l'une des blogueuses a répondu: "Je ne pense pas".

(...)

"C'est de la folie", affirme toutefois un responsable d'une équipe de sécurité engagée par un grand média international. "C'est l'exemple typique d'individus qui n'ont aucun entraînement ni aucune expérience des zones de conflit et qui vont dans un endroit où l'on sait que les risques sont élevés", estime-t-il sous couvert de l'anonymat.

Oui, nous avons bien lu, c'est "un responsable d'une équipe de sécurité engagée par un grand média international", autrement dit un baroudeur reconverti en chien de garde, qui se permet de juger de l'usage que font ces jeunes gens et jeunes filles de leur liberté.

Tamina Building, vu d'une meurtrière.
(Photo tirée du blog En route !)

(En contrepartie, on gardera en mémoire, la déclaration du journaliste américain, Ned Parker : "C'est un journaliste courageux qui couvrait l'évènement dans la meilleure tradition du journalisme. Il a été touché par une balle perdue et cela aurait pu arriver à n'importe qui.")

vendredi 29 avril 2011

Le portrait-robot du séducteur idéal

Doté, depuis mon plus jeune âge, d'une remarquable propension à la sympathie, je ne puis lire quelques pages d'un dictionnaire médical sans présenter tous les symptômes décrits. Au besoin, je peux développer les signes les plus apparents de la maladie, avec une prédilection pour les lésions dermatologiques. N'eût été mon incurable timidité, j'aurais pu faire carrière comme modèle vivant dans les amphithéâtres de l'école de médecine.

J'aurais pu ainsi atteindre la gloire. Mais seul mon médecin de famille a pu bénéficier de mes prestations, et il lui fallut bien du talent pour me diagnostiquer d'autres affections que celles que je lui proposais. Un jour, il inventa de m'imaginer hypocondriaque. J'en ris encore...

Car, s'il y a une pathologie que je ne saurais accueillir, c'est bien l'hypocondrie : je ne confonds pas maladie et lucidité.

Cependant, il est des domaines où cette heureuse tendance que je possède de pouvoir m'identifier indifféremment à mon semblable ou mon dissemblable se révèle plutôt défectueuse. Et je ne vous cacherai pas que, de cela, je souffre beaucoup.

Ainsi, j'ai toujours beaucoup de mal à me retrouver dans le portrait, établi scientifiquement et statistiquement étayé, du grand séducteur réunissant en sa personne tout "ce que veulent les femmes".

L'homme idéal vu par Pete Muller de AP Photo.
(Ce bellâtre est devant un bureau de vote,
à Juba, au Soudan, le 9 janvier 2011.)

Vous n'ignorez pas qu'un grand nombre de chercheurs, de spécialités diverses et de genres variés, multiplient les approches pour percer les mystères de l'attraction entre les sexes. La recherche d'un modèle explicatif et prédictif de ce phénomène étrange, et parfois pénétrant, sera probablement l'une des topiques majeures de la science du XXIe siècle - et du suivant, car la tâche est immense.

Un article d'Olivia Vignaud , pour 20minutes.fr, fait le point sur les plus (ou moins) récentes découvertes. Cette admirable synthèse de plusieurs publications est intitulée : Pénis, poils et transpiration: Ce que veulent les femmes. Et elle dépasse largement ce programme indicatif.

Vous y apprendrez que les grands séducteurs se doivent d'avoir le pénis circoncis, les pilosités abondantes, souples et veloutées. Leur transpiration doit être fraîche, car "l’androstenol, parfum produit par la sueur fraîche, est attirant pour les femmes alors que l'androstérone, produite par la sueur masculine après exposition à l’oxygène - c’est-à-dire quand l’homme est moins «frais» - est extrêmement désagréable pour les femmes, sauf quand elles sont en période d’ovulation". (Kate Fox, Director, Social Issues Research Centre, The Smell Report, An overview of facts and findings.)

Si, à cela, vous ajoutez ce rappel : "Grande taille, voix grave, épaules carrées, sourcils fournis, torse en V… Tels sont les critères connus qui feraient de l’homme un «mâle» à part entière", et ce "portrait-robot de l’homme idéal" : "Ce dernier ne serait pas loin de ressembler à George Clooney: un menton relativement prononcé, une mâchoire forte, des yeux étroits et une arcade sourcilière bien définie", vous comprendrez, empathiques comme vous l'êtes, que je me sois plongé dans les pages de mon dictionnaire de médecine qui décrivent les symptômes de la dépression profonde...

Quelques jours plus tard, après avoir badigeonné mon torse glabre (et en V renversé) d'une puissante lotion capillaire et avalé ma dose de pastilles de sel pour limiter ma transpiration, à l'heure où je me décidai enfin à consulter les pages jaunes afin de trouver un chirurgien pratiquant l'ablation du prépuce aux tarifs de la sécurité sociale, je retrouvai le lien de cet article et le relus.

Je m’aperçus que j'avais sauté un paragraphe, d'une grande importance, relatant une avancée tout à fait considérable pour la recherche et, conséquemment, pour l'humanité :

Les hommes dont l’annulaire est significativement plus long que l’index, seraient sexuellement plus attirants que les autres. C’est le résultat d’une étude très sérieuse publiée le mois dernier dans le Royal society B. Les chercheurs anglais expliquent que plus l’annulaire est grand, plus l’homme a été exposé à la testostérone quand il n’était encore que fœtus. Sachant que la testostérone est la principale hormone sexuelle mâle, imaginez l’effet sur ces demoiselles… A noter également, que les heureux détenteurs de cette caractéristique ont un visage jugé plus «attractif».

Je mis mes deux mains à plat devant moi...

J'étais sauvé.

(Il me semblait bien, tout de même, que ma ressemblance avec George Clooney sautait aux yeux.)

Pour la circoncision, je décidai d'attendre un peu. Avec l'âge, la cicatrisation est de plus en plus lente.

C'est mon Larousse médical qui le dit.



PS : A mon grand regret, les articles complets des Proceedings of the Royal Society (Biological Sciences) ne sont pas en accès libre sur la toile. Les détails purement techniques de cette études doivent être fort réjouissants. Il faut se contenter du traditionnel Abstract, où les chercheurs, dans un style convenu, tentent d'attirer l'attention sur les résultats de leurs travaux. Ceux-là, qui se sont mis à quatre (Camille Ferdenzi, Jean-François Lemaître, Juan David Leongómez et S. Craig Roberts), mériteraient peut-être d'être récompensés d'un Ig Nobel Prize...

mercredi 27 avril 2011

Des frontières partout

Qu'ils soient 200, ou 500, ou encore 20 000, pour la presse ils seront "plus de" 200, "plus de" 500 ou "plus de" 20 000. Et si, avec ça, vous ne comprenez pas qu'ils sont innombrables, c'est que vous ne savez pas compter...

Il n'est pas impossible que leur présence (de plus en plus) abondante ait alimenté les disertes conversations d'avant dessert, lors de la dévoration œcuménique et familiale du traditionnel gigot d'agneau pascal. On y aura évoqué, avec le plus grand sérieux, la possibilité de suspendre la convention de Schengen et de rétablir (enfin !) de "vrais" contrôles aux frontières. Des spécialistes hors spécialité auront soulevé quelques difficultés juridiques, d'autres auront proposé un bel assortiment de mesures expéditives. Et l'on aura terminé, avec le sourire égrillard en coin qui s'impose, en disant deux mots des retrouvailles de Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, prévues pour le surlendemain.

Bonne transition pour en venir aux histoires de fesses de l'impayable beau-frère...

Une bien belle rencontre, hein !

Peut-être en sous effectifs, ou trop occupés par les révélations à faire sur le quintuple meurtre de Nantes, les médias sont restés relativement discrets sur le sort des migrants, "majoritairement des Tunisiens, mais aussi notamment des Égyptiens, des Libyens et des Algériens", parvenus sur le sol français.

Une dépêche de l'AFP, signée de Ludovic Luppino, donnait pourtant, le 24 avril, quelques indications sur la qualité de l'accueil qui leur a été réservé, non par les autorités, mais par les associations.

Dans un square du XIXe arrondissement, en bordure du périphérique parisien, des immigrés tunisiens font la queue pour recevoir des vivres de la part de bénévoles: un rituel quotidien depuis deux semaines.

(...)

"Ils se sont retrouvés là parce qu'ils ont pour la plupart de la famille ou des amis en Seine-Saint-Denis. Tout ce qu'ils veulent, ce sont des papiers pour pouvoir s'installer librement", explique Abdel Zran, membre d'une association franco-tunisienne d'Aubervilliers, une ville voisine.

(...)

Chaque jour, vers 19h00, entre la Porte de la Villette et Pantin (Seine-Saint-Denis), M. Zran se relaie avec des habitants du quartier et d'autres représentants d'associations pour distribuer sandwiches, pâtes, riz et bouteilles d'eau à ces hommes qui ont fui le Maghreb par bateau.

Mais il a fallu attendre le 26 avril pour que d'autres reportages viennent compléter celui-ci.

(Voir, par exemple, celui qu'a réalisé Jean-Baptiste François, pour La Croix.)

Est-ce pour secouer cette apathie médiatique que fut organisée, hier, une manifestation
dans un square proche de la porte de la Villette ?

L'AFP y était :

Les manifestants, dont seule une petite minorité maîtrisait le français, ont brandi des feuilles apportées par l'organisatrice de la manifestation, l'avocate Samia Maktouf, avec les mots "Liberté", "Dignité", "Droits de l'homme", "Solidarité". D'autres avaient écrit des slogans en arabe sur des cartons. Beaucoup ont refusé d'être filmés ou photographiés.

(...)

"Après la révolution tunisienne, beaucoup s'attendaient à être accueillis comme des héros en France et il sont déçus de l'accueil" a dit Me Maktouf.


(Si l'on peut déjà s'interroger sur l'opportunité de cette manifestation, cette déclaration, évidemment reprise par la presse, amène à se poser des questions sur le sens de la communication de maître Samia Maktouf, dont les compétences semblent assez éloignées de ce domaine...)

Quelques manifestants, photographiés par la presse britannique.

Dans le même temps, monsieur Bertrand Delanoë, maire de Paris, faisait publier un communiqué pour annoncer que la Ville allait mettre "en place des dispositifs de soutien et d'accompagnement social et sanitaire".

Texte généraliste :

Je tiens à exprimer l’émotion et l’inquiétude que m’inspire l’attitude de l’Europe, et de la France en particulier, face à l’arrivée d’un peu plus de 20 000 immigrés tunisiens en Italie.

Il est particulièrement alarmant de voir les autorités françaises se limiter, sur ce sujet majeur et qui concerne collectivement l’Union européenne, à des pourparlers bilatéraux aux conclusions étroites et aux arrière-pensées évidemment électoralistes. Cela n’est ni à la hauteur de la situation, ni à la mesure de l’Histoire.

Et pratique :

En ce qui concerne les 200 immigrés tunisiens qui se trouvent aujourd’hui sur le territoire parisien, dans un état de grande précarité, notre municipalité, confrontée à l’indifférence de l’État, fera tout pour leur apporter des réponses adaptées à l’urgence. La Ville de Paris a donc décidé de missionner, aujourd’hui même, les associations « France Terre d’asile » et Emmaüs, pour mettre en place des dispositifs de soutien et d’accompagnement social et sanitaire, mais aussi d’accès à des hébergements hôteliers. Par ailleurs, la Ville renforcera son soutien aux associations, comme « la Chorba », qui assurent depuis plusieurs jours une aide alimentaire. Une première enveloppe de 100 000 euros sera consacrée à ces mesures d’urgence.

(Je vous laisse imaginer de quels commentaires peuvent être suivies ces précisions dans les journaux en ligne qui les publient... Le plus difficile à trouver, c'est à quel endroit placer les fautes d'orthographe.)


Cohabitation de sans-abris.

Hier soir et, semble-t-il, pendant une bonne partie de la nuit, des "contrôles" ont été effectués dans l'Est parisien, surtout aux alentours des squares des Xe, XVIIIe, XIXe, XXe arrondissements de Paris, ainsi qu'à Pantin.

D'après la préfecture de police de Paris, l'opération, qui a épargné un site rue du Chemin de Fer (XIXe) où des distributions de repas sont organisées par des associations, a permis d'établir que toutes ces personnes ne sont "pas sédentarisées": "aucun campement n'a pu être identifié".

Au total, et selon les sources policières, 70 personnes auraient fait l'objet de contrôles et une soixantaine aurait été placée en garde à vue à Paris et en Seine-Saint-Denis "pour infraction à la législation sur le séjour".

"Leur situation administrative est en cours d'examen", a-t-on indiqué de même source, en soulignant que l'opération policière avait pour "visée d'établir un diagnostic de (leur) situation".

Monsieur Bertrand Delanoë, a demandé à l’État "de cesser ces opérations de police qui ne sont pas à la hauteur de la situation et de nous appuyer dans la mise en œuvre avec les associations de solutions plus en phase avec le droit international et le respect de la dignité des personnes".

Aucun doute qu'il ne sera pas entendu.

( A l'heure où je boucle ce billet, on signale des arrestations avenue Corentin Cariou et avenue de Flandres, dans le XIXe...)



PS : Les photos ont été empruntées à un article très rafraîchissant de MailOnline, qui, pratiquement, voit tous les migrants prendre d'assaut l'Eurostar pour gagner le Royaume-Uni.

samedi 23 avril 2011

Pause chocolat

Joyeuses Pâques à mes ami(e)s qui sont chrétien(ne)s, et aux chrétien(ne)s qui sont mes ami(e)s.


Andres Serrano, The Interpretation of Dreams (The Other Christ).


Cette photographie d'Andres Serrano était jointe à un courriel de la Bibliothèque Armand Gatti m'annonçant la publication d'une nouvelle note sur la page de l'Observatoire de la censure.

Cette note concernait la destruction, le 19 avril, de l'œuvre que l'artiste belge d'origine camerounaise Pascale Marthine Tayou avait installée dans l'église Saint-Bonaventure de Lyon.

La note précédente faisait le point sur les suites des actions contre le Piss Christ de Serrano à Avignon.

mercredi 20 avril 2011

Cauchemar familial

L'entrée de madame Marine Le Pen dans le monde pipolitique se poursuit petit à petit, et a revêtu, en début de semaine, dans l'excellent France Soir, la forme d'un rimaique des Trois Sœurs et leurs mecs. Les âmes sensibles pourront y découvrir, si elles ne le savaient déjà, à quel point cela a été difficile d'être fille de Jean-Marie Le Pen.

Cet article, qui enjolive de quelques témoignages le récit autobiographique de la petite dernière - but not the least - publié en 2006 aux éditions Jacques Grancher, exige d'être assez "bon public".

A moins que cela ne vous fasse doucement rigoler :

Comment, dans ces conditions, dépasser le complexe d’Œdipe ? « La figure du père a bousculé nos vies sentimentales, reconnaît Yann. Ce n'était pas facile pour nous. Cela ne l'était pas plus pour nos mecs. » Dans son livre, Marine Le Pen évoque ce « statut de fille Le Pen » qui « a pesé d'un énorme poids sur les hommes » qu'elle a connus : « Partager ma vie, c'était assumer tout ce dans quoi je baignais avec plus ou moins d'aisance, ou de souffrance, depuis l'enfance : l'attentat, le détail, les campagnes électorales... »

(La très belle et très pathétique allusion au complexe d'Œdipe est probablement due à Tugdual Denis, signataire de ce papier.)

Dans le voisinage de ce morceau de prose tout empreint d'une grande humanité, on trouve un ensemble de propos de monsieur Jean-Marie Le Pen, recueillis à la petite cuillère par le même Tugdual Denis.

On y trouve, en fin d'entretien, l'échange qui a attiré l'attention de quelques mauvais esprits de la presse bien pensante :

F.-S. Condamnez-vous le communautarisme ?

J.-M. L. P. Savez-vous qu'il y a des villes en France qui sont déjà majoritairement étrangères ? Roubaix, 60 % d'immigrés maghrébins ! Si vous attendez le jour où ça brûle pour en prendre conscience, il sera un peu tard. Vous avez vu les foules en Égypte, en Tunisie, en Syrie ? Le jour où vous avez une foule comme ça qui descendra les Champs-Élysées ! Ce n'est rien, pour eux, à la limite, d'avoir 300.000 personnes. Qui les arrêtera ? Et s'ils descendent les Champs-Élysées, ce ne sera pas pour faire joujou. Par exemple, ils veulent sodomiser le Président. Ils se donnent ça comme objectif : arriver jusqu'à la grille du Coq, l'enfoncer, et ensuite « le » sabrer ? Je répète : qui les arrêtera ?


La "vision" de monsieur Jean-Marie Le Pen est peut-être celle d'un vieillard abordant la très mauvaise pente qui conduit à la sénilité et qui, par bouffées délirantes, se délivre des cauchemars récurrents qui l'ont poursuivi durant une bonne partie de sa vie. Mes connaissances en gérontologie ne me permettent pas de conclure sur ce point.

Il est plus important, sans doute, de relever que le "président d'honneur" du Front National tente, par ces propos qu'on supposera bien intentionnels, de ranimer un très ancien fantasme. Je ne chercherai pas à dater l'apparition de ce mythe du sodomite oriental, il doit avoir une longue histoire. Mais les gamins de ma génération en ont connu une réactivation au retour du contingent de la guerre d'Algérie. Et la pratique de la sodomie, dans ces cauchemars à ciel ouvert de fin de banquets, n'était que le prélude de la barbarie qu'on attribuait alors aux multitudes que rien ne pouvait arrêter...

A la suite d'un billet de Guy Birenbaum, Zgur remarque que bien peu de commentateurs ont relevé que cette sortie est celle "d’un ancien de la guerre d’Algérie et particulièrement obsédé par elle". On peut ajouter que cet "ancien" utilise, fort à propos et avec l'élégance qui le caractérise, un terme argotique vieillot, "sabrer", qui a de fort relents de chambrée...


Alger, 1957.


PS : Un blogue de Mediapart, celui de Ben Boukhtache, a reproduit récemment le texte d'une conférence de Christine Delphy, intitulée Que veulent vraiment les Blancs ? Caste et classe en France, prononcée le 20 février 2010. Elle y revient notamment, de manière précise et lumineuse, sur l'emprise encore sensible de cet ultime épisode colonial à l'ancienne.

Il est préférable d'aller le lire à la source, sur le site de l'auteure, où l'on pourra trouver notes et références - plus intéressantes que certains commentaires.

mardi 19 avril 2011

La loi anthropomorphique du bled

Rancunier je suis, et jamais je ne pardonnerai à Alain Finkielkraut d'utiliser pour son générique les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation de Glenn Gould. Libre à lui, certes, d'afficher ses goûts musicaux, mais pourquoi m'imposer, lorsque j'écoute les fulgurances de l'enchanteur de Toronto, l'attente insupportable de sa voix si distinguée annonçant "Répliques" ?









Glenn Gould, filmé en avril 1981, à New York, par Bruno Monsaingeon.


Samedi dernier, alors que j'étais au volant de ma quatrelle, en route pour le marché où j'avais à prendre une commande d'andouillettes, cette voix m'annonça posément que l'émission allait accueillir Renaud Camus et Manuel Valls pour converser sur le thème de l'Insécurité sociale. Pour justifier cet assortiment façon carpe et lapin, Alain Finkielkraut, qui redoute maintes choses mais n'a pas peur du ridicule, prétexta que chacun des deux invités était candidat potentiel à l'élection présidentielle de 2012 et se singularisait par l'audace de se réclamer du "droit à la douceur de vivre".

Ma quatrelle, bien dressée, évita de justesse une sortie de route.

Renaud Camus avait été prévenu par le meneur de jeu, et il s'attendait à être interrogé sur le concept central, chez lui et ses amis, de "grand remplacement". Cette astucieuse trouvaille permet de tenir, en toute liberté, des propos d'un racisme garanti d'origine : si vous voulez dénoncer la présence, selon vous excessive, des noirs, des bruns ou des beiges, il vous suffira de déplorer les méfaits des "remplaceurs".

Comme il avait dû bûcher son oral, monsieur Renaud Camus avait préparé un exemple bien croustillant qu'il devait espérer développer le plus brillamment possible, en mettant en évidence toute la profondeur de sa pensée.

Pour bien montrer comment les "remplaceurs" vivent non pas hors la loi, mais en respectant la leur, qui s'oppose à la nôtre, il voulut analyser finement l'agression d'Haroun à la gare de Noisy-le-Sec. Très intéressé par le motif sentimental qui a été avancé à ce propos, notre futur candidat tente de nous faire sentir l'irréductibilité de l'opposition entre eux et nous, entre les cultures qui pratiquent l'endogamie (comme dans le bled) et celles qui pratiquent l'exogamie (comme dans nos villages).

On peut supposer que Renaud Camus apporte le plus grand soin dans le choix de ses mots, et, même à l'oral, la lenteur de son débit le lui permet. Il faut donc considérer de l'emploi du mot "bled", terme d'argot militaire devenu assez désuet, a été suffisamment réfléchi. Et peut-être faut-il y entendre résonner, en sourdine, les échos de cette nostalgie, que certains cultivent, du bon temps révolu des colonies.

Le candidat aurait-il mal révisé ? Le voici qui, au cœur de sa pesante démonstration, parle de "changement anthropomorphique" et de "loi anthropomorphique"...

Du coup, on n'entend plus que cette bourde.

Pas Alain Finkielkraut qui, bon prince et grand seigneur, ne relève pas. Il est vrai qu'il ne va pas faire économie de courtoisie à l'égard d'un invité qui peut rehausser de quelques points l'audience de son émission de plus en plus décolorée. N'est-il pas allé - le pauvre ! - jusqu'à inviter l'insupportable Fabrice Luchini ?

Les fidèles qui applaudissent à qui mieux mieux la "belle prestation du Maître", finiront par évoquer, avec prudence et timidité, le trouble ressenti à l'entendre patauger aussi lamentablement sur le terrain de l'anthropologie de blédard.

Lequel "Maître" reconnait de bonne grâce son erreur :

Pour ce qui est d'anthropomorphique, je ne puis que plaider coupable : un mot pour un autre (anthropomorphique, bizarrement, m'est plus familier qu'anthropologique). D'autre part j'étais là sur un terrain qui n'était pas le mien, et suivais étroitement un exemple emprunté à Francis Marche, qui m'avait semblé lumineux. Or, que ce soit oralement ou par écrit, il faut se méfier des idées des autres (pour les faire siennes) — elles restent les idées des autres, on y est davantage sujet à l'anicroche, on n'est plus désarmé en cas de contradiction (quid de La Guerre des boutons, par exemple ; il y avait bien des luttes féroces entre villages français : mais peut-être ne portaient-elles pas sur le question des femmes et du mariage ?).

On se prend à regretter que notre candidat n'ait pas eu le temps de revoir ses fiches sur La Guerre des boutons.

S'il aurait su...


PS : Ne pratiquant que très exceptionnellement le masochisme radiophonique, je n'ai pas écouté la suite de cet échange.

Les gens sérieux pourront écouter l'émission sur le site de France Culture, ou ailleurs.

Les autres continueront avec Glenn Gould.






lundi 18 avril 2011

Tempête dans un verre d'urine

Au fond de ma campagne, il se dit que le vent du dimanche des Rameaux indique, en force et direction, ce qui nous décoiffera durant l'année à venir.

Peut-être tient-on des propos analogues du côté d'Avignon... Mais on préférerait penser que la mini tempête intégriste qui s'y est levée hier ne préfigure en rien le sens du vent qui vient.

Deux photographies de l'artiste américain Andres Serrano ont été vandalisées, dans la matinée du dimanche 17 avril, dans les salles de la Collection Lambert, à Avignon. Aux alentours de 11h30, un groupe d'hommes jeunes, entre 18 et 25 ans d'après les témoins, a pénétré dans l'exposition en s'acquittant des droits d'entrée. Trois d'entre eux se sont rendus dans les combles, où étaient accrochés les Serrano. Après avoir molesté l'un des trois gardiens présents, ils ont brisé la vitre de protection et détruit les œuvres à l'aide d'un marteau et d'un pic à glace ou d'un tournevis avant de prendre la fuite.

La présence dans cette exposition, ouverte en décembre 2010 et intitulée Je crois aux miracles, de Immersion Piss Christ (Andres Serrano, 1987) avait suscité le courroux de l'archevêque d'Avignon, Mgr Jean-Pierre Cattenoz. On remarquera, sans en chercher d'explications - car les voies de monseigneur sont probablement impénétrables - que cette réaction fut assez tardive puisque l'ire de notre éminence ne trouva à s'exprimer publiquement que le 7 avril 2011. Dans ce communiqué, qui se donne des allures d'urgence, on peut lire toute la sainte indignation du prélat :

"Devant le côté odieux de ce cliché qui bafoue l'image du Christ sur la croix, cœur de notre foi chrétienne, je me dois de réagir. Toute atteinte à notre foi nous blesse, devant le côté odieux de ce cliché tout croyant est atteint au plus profond de sa foi."

Puis :

"Devant la gravité d'un tel affront, j'ai essayé de joindre en urgence le responsable de l'exposition pour lui demander de retirer le cliché mis en cause ainsi que les clichés affichés dans la ville, je n'ai encore aucune réponse de sa part."

Et enfin :

"Je me dois d'alerter publiquement les autorités de mon pays qui se targuent avec beaucoup de gesticulations de défendre une laïcité positive".

Une pétition, exigeant que l’œuvre soit retirée avant Pâques, fut lancée par l'Institut Civitas, qui affirme avoir pour noble but "la restauration de la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ". Cette pétition aurait recueilli 35 000 signatures...

Samedi 16 avril, avec d'autres associations de même obédience – Catholiques en campagne, l'Observatoire de la christianophobie ou le blog intégriste Le Salon beige –, l'Institut Civitas avait organisé une manifestation devant la Collection. Elle aurait réuni 1500 personnes selon les organisateurs et 800 selon la police, parmi lesquelles Marie-Claude Bompard, maire de Bollène, ex-membre du Front national (FN), et Marie-Odile Rayé, conseillère régionale FN de la région PACA. A l'issue de la manifestation, l'abbé Régis de Cacqueray, de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, a exhorté les fidèles à dire un chapelet de réparation.

Et Le Monde poursuit :

Il semble que les auteurs de l'acte de vandalisme participaient à cette démonstration. Dimanche soir, les sites des associations organisatrices s'ouvraient sur l'annonce réjouie de la destruction du Piss Christ.

Mais on peut supposer que personne n'est vraiment au courant.

D'ailleurs tout le monde était encore à la messe quand les faits se sont produits.

Andres Serrano, Piss Christ, 1987.


L'image, un tirage cibachrome de grand format, représente un crucifix plongé dans un liquide ambré. Cette teinte, chaude et très saturée, domine l'ensemble de l’œuvre avec de belles variations de coloris et de luminosité.

Seules les affirmations de l'artiste permettent de penser que le titre, Piss Christ, n'est pas à prendre comme une métaphore, mais bien comme une précision sur la nature du liquide utilisé pour préparer la prise de vue.

Autrement dit, alors que tant d'artistes nous bassinent en commentant publiquement les résultats de leurs analyses d'urines, Andres Serrano a utilisé le produit de sa propre miction pour y tremper un crucifix et obtenir une somptueuse palette de jaune-brun-rouge.

Travaillant en séries, comme beaucoup de photographes, il a, à la même époque, utilisé un certain nombre d'objets, pas toujours liés au culte religieux dominant, pour pratiquer ses Immersions. On peut, en une simple navigation avec moteur de recherche hors-bord, en découvrir quelques unes, plus ou bien reproduites. Les défenseurs de la chrétienté pourront même se délecter de la présence, discrète mais indéniable, d'un Piss Satan.


Andres Serrano, Discobolo, 1988.

Pour ceux qui aimeraient voir avant de sortir leurs pics à glace, la galerie Yvon Lambert propose, sur son site, 101 images d'excellente qualité permettant une vue rétrospective de la production d'Andres Serrano. On peut y découvrir, notamment, au n° 89/101, la photographie de 1991, intitulée Sœur Jeanne Myriam, qui a également souffert de l'action du commando purificateur du dimanche des Rameaux. Il est bien possible qu'en sortant de cette visite virtuelle, on puisse reconnaître, en toute honnêteté, y avoir croisé des fascinations depuis longtemps refoulées qui font pourtant partie de nos obsessions inavouées parce que décrétées inavouables - voir les séries Morgue ou Shit, par exemple.

Considéré sous cet angle, cet anecdotique petit jésus dans un verre de pipi nous fait remonter à cette enfance de l'art que certains ne sauraient voir...

Lorsque le Piss Christ a commencé à scandaliser ici ou là - car cette provocation a une longue histoire -, la célèbre critique d'art britannique, Sister Wendy Beckett, refusa de se joindre à la meute. Un peu vacharde, elle suggérait qu'Andres Serrano n'était peut-être pas un jeune homme très doué, mais qu'il faisait de son mieux... Mais elle ajoutait que, pour elle, son œuvre n'avait rien de blasphématoire, y voyant plutôt un avertissement pour dire : "this is what we are doing to Christ" - "voilà ce que nous faisons au Christ".

Il est peu probable que les défenseurs de l'Occident chrétien voient les choses de la même façon que leur très chère sœur en Jésus-Christ.

dimanche 17 avril 2011

Une Goutte d'Or acidulée

Les images les plus connues du photographe britannique Martin Parr sont presque toutes identifiables à sa manière très personnelle de pousser les couleurs vers l'acide. Ajouté à la futilité des sujets qu'il aborde généralement, ce maniérisme peut faire penser à certaines tentatives assez vaines de l'hyperréalisme pictural. Cependant, en rester à cette première impression de surface, qui n'est pas nécessairement la bonne, serait une erreur, empêchant de voir, sous la surface glacée de ses grands tirages d'une netteté redoutable, le très discret (and so british) humour qui pétille dans l'œil du photographe, que cela soit à l'instant de déclencher son obturateur, ou au moment de choisir le cliché à exposer...

C'était, malgré tout, une idée originale et curieuse, peut-être un peu risquée, de l'inviter à passer une semaine dans le quartier de la Goutte d'Or pour y pratiquer son art.

Ce projet a été conçu, mis en œuvre, et mené à bien en janvier dernier, par Véronique Rieffel qui assure la direction de l'Institut des Cultures d'Islam, installé depuis 2006 rue Léon, en attente de bâtiments définitifs promis pour 2013.

Martin Parr travaille assez peu en France, car, selon The Independent, il trouve les Français un peu paranos quand il s'agit de se faire tirer le portrait ("he finds that the French are "paranoid" about having their photographs taken"). Il a pourtant accepté de venir promener son regard de "piéton anglais" dans ce "quartier de Paris trop souvent pointé du doigt". Inutile de rappeler que la Goutte d'Or est devenu, depuis quelque temps, pour certains de nos compatriotes, le paradigme même du quartier où le souchien ne se sent plus chez lui parce qu'il y aurait trop de musulmans.

Au cas où l'avis d'un photographe britannique pourrait intéresser l'identitaire parisien malcontent, citons la fin de l'article de The Independent :

In that and other respects, he says, he found that French Muslims are "much more similar to other French people than French people are to Britons".

[Le monsieur, il dit que sur ce point (la fameuse paranoïa française sur le droit à son image) ainsi que sur d'autres, il a trouvé que les "French Muslims" ont beaucoup plus de ressemblances avec les autres Français que les Français n'en ont avec les Britanniques.]

L’exposition The Goutte d’Or ! – L’Institut des Cultures d’Islam invite Martin Parr présente, jusqu'au 2 juillet, le travail réalisé au cours de cette résidence. Pour l'annoncer sur les murs de la capitale, le photographe a choisi le portrait qu'il a fait d'une charmante vieille dame, pensionnaire d'une maison de retraite du quartier. Peut-être avait-elle, pour l'occasion, revêtu ses plus beaux vêtements. Assise sur le bord de son lit, elle pose et semble attendre que la photo soit prise pour continuer la conversation. Elle a le regard un peu perdu de toutes les mamies du monde qui, malgré cette grande fatigue que l'âge a logée aux fond de leur corps, chercheront toujours et encore à vous accueillir en faisant bonne figure.



Le hasard, cet auxiliaire essentiel de l'art photographique, a malicieusement voulu que cette exposition s'ouvre au public au lendemain du "débat" vaseux recyclé en "convention" UMP sur la laïcité.

L'accrochage, rue Léon, d'une trentaine de tirages en grand format, ne prend évidemment aucune part à ce débat, mais le recoupe largement, et d'une certaine manière lui coupe un peu la parole.

Ce qui ne constitue pas un drame en soi, on en conviendra.

Deux images, notamment, ont eu les honneurs de la presse.

La première est un portrait de commerçant posant dans sa boutique, "genre" que Martin Parr aime pratiquer. Les inconditionnels du saucisson-pinard pourront retrouver aisément son adresse :

Éric, charcutier au "Cochon d'Or" depuis 17 ans.

Quant à la seconde, elle illustre une fois de plus à quel point le hasard objectif peut servir la photographie :

Musulmans en prière : produits exotiques ?

Ces images, où Martin Parr déploie toute sa virtuosité chromatique, sont à savourer sur place.

Il faut les déguster comme on déguste une pochette de bonbons acidulés, en prenant son temps, pour faire durer le plaisir.

Certains s'en trouveront les gencives agacées.

Pas grave ! Ils avaient déjà envie de mordre...




PS : L'exposition est installée jusqu'au 2 juillet 2011 à l'Institut des Cultures d'Islam, 18-23 rue Léon (Paris XVIIIe, métro Château-Rouge). Entrée gratuite du mercredi au dimanche, de 15h à 20h, avec rallonge le samedi, de 10h à 20h. Voir aussi le programme des animations.

mercredi 13 avril 2011

La chasse est ouverte

L'heure n'est pas encore venue, mais assurément elle viendra. Dans quelques jours, ou plutôt quelques semaines, un porte-parole du ministère de l'Intérieur, ou monsieur Guéant lui-même, au cours d'un point de presse fort attendu, pourra faire le premier bilan de l'application de la loi sur l'interdiction du voile intégral dans l'espace public. Le plus tôt sera le mieux, car beaucoup de nos concitoyens sont impatients de connaître son efficacité pour pouvoir, enfin, se sentir chez eux. Monsieur Guéant, à n'en pas douter, devrait le comprendre, car cet homme-là comprend tout.

Lundi dernier, premier jour de l'application de cette fameuse loi de réglementation vestimentaire, il semble qu'une meute de photographes de presse soit partie à la chasse au scoupe afin d'immortaliser la première contrevenante sanctionnée par la police laïque et républicaine. Je ne sais si leur motivation s'enrichissait du secret espoir de pouvoir saisir le dévoilement, exigé par les forces de l'ordre, d'un visage se dérobant jusque là aux regards. Il est peu probable qu'une telle image puisse être publiée sur l'heure, mais elle pourrait figurer, dans l'avenir, dans la collection des plus photogéniques humiliations commises par notre état laïc "de tradition chrétienne" - ainsi que l'a affirmé je ne sais plus quel politique ou humoriste emporté par une divine inspiration.


Ça mitraille bien serré, ce 11 avril, devant Notre-Dame.
(Photo Bertrand Guay/AFP.)

Les plus futés des chasseurs d'image se sont rabattus sur le parvis de Notre-Dame de Paris où de rarissimes "femmes en niqab" avaient été signalées.

Les journalistes se bousculent pour recueillir les impressions de la première femme en France susceptible de recevoir une amende. Debout sur un muret, vêtue de son niqab, offerte au regard et à l'écoute de tous, elle déclare: "Cela fait douze ans que je le porte et je continuerai à le porter. C'est la France et la laïcité qui me donnent le droit d'être musulmane pratiquante". (...) Une autre femme, en hijab, décide alors de monter sur le muret en signe de soutien.

L'une et l'autre seront finalement emmenées par les forces de police qui justifieront cette arrestation en affirmant qu'il s'agit d'un "rassemblement interdit". Une seconde femme en niqab sera elle aussi arrêtée.

Selon la presse, cette petite réunion non autorisée aurait été organisée par monsieur "Rachid Nekkaz, de l'association Touche pas à ma constitution". Cet activiste médiatique, qui sait composer avec le spectaculaire, aurait, au cours d'une promenade matinale aux abords de l’Élysée, été "interpellé en compagnie d'une amie en niqab" devant le palais.

"Nous voulions nous faire verbaliser pour port du niqab, mais la police n'a pas voulu nous dresser un PV", a-t-il dit, assurant avoir été "emmené au commissariat".

Selon mes sources, il n'aurait même pas été inquiété pour exhibitionnisme.

Il est vrai que, s'il a réussi à paraître sur un sujet de CNN, les images de l'équipe de TF1 qui avait suivi ses aventures n'ont pas été diffusées au Journal...

Extrait du trombinoscope des personnes recherchées
placardé dans les commissariats.


Bien loin de toutes ces gesticulations, et ignorant avec superbe les remarques des syndicats de policiers, monsieur Claude Guéant a cru bon de réaffirmer que "la loi interdisant le port du voile intégral sera respectée".

Afin de ne pas trop le faire mentir, la presse, bonne fille, nous a tenus au courant des interpellations effectuées par nos vaillantes équipes de policiers. Ainsi, aux Mureaux, dans les Yvelines, une "jeune femme a été contrôlée «sans incident» dans un centre commercial vers 17h30. Les fonctionnaires lui ont infligé une amende de 150 euros."

On ne rigole plus, on nous dit bien : "lui ont infligé une amende" !

Et d'une !

Mais la chasse ne fait que commencer. Selon les diverses estimations, il en resterait entre 499 et 1999 à débusquer.

dimanche 10 avril 2011

Petite poussée de nombrilisme

Lors du dernier congrès de la Réblouguique des Ploucs, à Trifouillis-en-Normandie, une table ronde a été consacrée au nombrilisme, grand lieu commun de la psychologie blouguistique. La discussion fut précédée d'un exposé, que je fis, assez bien résumé, ma foi, par son titre :

Le nombrilisme, un narcissisme sans miroir ?

(Notez, je vous prie, le point d'interrogation...)

S'ensuivit un débat fort animé où chacun, tout autant que chaque autre, eut tout le loisir de ne parler que de soi.

Nous nous séparâmes en excellents termes.


L'un des nombrils les plus célèbres de l'histoire de l'art.
(Gustave Courbet, L'Origine du monde, 1866, détail.)

Lorsque me prennent des accès irrépressibles de prurit ombilical, je fais comme tout le monde dans le blogomonde, je visite au plus vite mes "statistiques".

Généralement en baisse.

Ce qui calme mes démangeaisons, mais provoque quelques gerçures.

Au cours d'une investigation de ce genre, j'ai pu constater un assez considérable accroissement de la fréquentation de ma page, très précisément à la date du dimanche 27 mars. Un instant, je crus que la gloire, en sa variété blogosphérique, était venue sonner à ma porte.

Las ! Effet d'un engouement passager, généré, à y regarder d'un peu plus près, par un célèbre moteur de recherche, les visites se concentraient sur un ancien billet, daté du 19 juillet 2009, et intitulé Jour de repos au sommet. Les aventuriers de la toile échouaient là après avoir émis, auprès du célèbre moteur, une requête "Bernard-Henri Lévy" ou "Arielle Dombasle".

(Précisons que ledit billet n'était même pas illustré par une vue panoramique du nombril de l'une ou de l'autre...)

Ce tardif succès a pris fin, semble-t-il, il y a deux ou trois jours. Gougueule a dû s'apercevoir que mon petit texte parlait davantage de la réédition plus de la réédition du Discours préliminaire de l'Encyclopédie des Nuisances que de notre emblématique couple glamoureux.

J'espère seulement - mais sans me faire d'illusion non plus - que les utilisateurs, ainsi trompés sur la marchandise, en auront profité pour découvrir le Discours préliminaire et la prose magnifique de Jaime Semprun. On peut souhaiter qu'ils aient pu découvrir, par exemple, le Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, écrit avec René Riesel, et publié en 2008 par les Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances que Semprun avait fondées. Ou encore, pourquoi pas, Le sens du vent : Notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables, d'Arnaud Michon, publié en 2010 aux mêmes éditions.

In memoriam
Jaime Semprun
(1947-2010)

A la mort de Jaime Semprun, ses amis des Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances se sont faits discrets.

Ils ont publié en janvier, sous le titre Andromaque, je pense à vous ! suivi de fragments retrouvés, un bel hommage in memoriam. On peut y lire le texte très personnel que le si peu nombriliste Jaime Semprun avait écrit pour le premier anniversaire de la mort de sa mère, Loleh Bellon*. Il l'avait fait imprimer à cinquante exemplaires hors-commerce en mai 2000.

On peut le découvrir.

Et s'en émerveiller.

"A l'extrémité de ce petit terre-plein que ceignent les eaux et qui semble exposé à en suivre le fil, un saule est planté, dont le verdoiement annonce aux Parisiens la fin de la mauvaise saison, et ce rameau d'olivier réjouit le cœur." Nous ne nous verrons plus sur terre. Entre le quai de l'Horloge et la pointe du Vert-Galant, nous n'aurons fait que quelques pas ensemble, laissant dans la route des phrases un carrefour à chaque mot, mais maintenant le livre est refermé, qui contenait tant de pages, de bonheur détaillé, qu'on ne lira jamais, tout est resserré là, comme un éventail replié dans le décor, figures et paysages, ne sera plus déployé aux yeux de quiconque, tout tient là, et Paris en colimaçon comme la spirale d'une eau qui se vide, et une vie ramassée dans ces quelques mètres du fleuve, en même temps que prolongée d'un surnaturel chemin de pétales serpentant en queue de sirène jusque sous le pont des Arts, dans la gloire d'une aube de printemps.

They lived and loved and laughed and left.




* Actrice et dramaturge, célébrée en poésie par Claude Roy, Loleh Bellon fut, il y a quarante ans, l'une des signataires du manifeste de ces 343 qui ont eu une bien vivante postérité.

samedi 9 avril 2011

Et ce n'est qu'un début

Longtemps la mode vestimentaire des personnels de l’Éducation Nationale a été régie par le minutieux calcul du rapport qualité-prix des acheteurs de la CAMIF. Depuis que la vaillante coopérative s'est noyée dans les eaux froides de la gestion capitaliste, on peut déceler, malgré une très sensible dominante Décathlon, une plus grande variété de styles.

Mais l'humanité qui hante les salles des professeurs et les couloirs de l'administration reste silhouettée par un très remarquable souci de la correction de la tenue.

Ce souci vient de loin. Mes plus ou moins exactes contemporaines se souviennent des conseils qu'on leur donnait, dans les séances de préparation aux concours de recrutement, de se présenter à l'oral en préférant la jupe stricte au bloudjine. Parfois, à mots couverts, on leur suggérait de retrouver, pour un temps, la pièce de lingerie sustentatrice que leur fol désir de liberté et leur imprudence leur avaient généralement fait abandonner à l'époque. Quant aux jeunes gens, il allait sans dire qu'ils feraient l'effort de se nouer à leurs cols l'indispensable cravate, cet indécent symbole phallique(*) dont la piteuse flaccidité exhibée ne peut qu'être le signe d'une tacite soumission à qui s'érige en maître...

On admettra que cette formation initiale de jadis ait pu laisser quelques traces dans la culture enseignante actuelle.


A toutes fins utiles, un court recyclage...
(Peut aussi être utile à ces messieurs du notariat.)

La grave question vestimentaire est un des lieux communs où se retrouvent, paraît-il, les générations pour aimablement entrer en conflit à fleurets mouchetés. Malgré le peu d'intérêt que j'éprouve pour ce domaine, il me faut bien constater qu'en quelques décennies d'exercice j'ai pu voir naître et disparaître diverses modes juvéniles. Et pour beaucoup d'entre elles, j'en ai entendu causer, et rarement de manière élogieuse, non loin de la machine à café ou à la porte de feue la salle fumeur.

Je garde le souvenir, dans une période relativement récente, de l'apparition des casquettes, portées à l'endroit mais avec une certaine insolence, ou des djinnes à taille trop basse, révélant des sous-vêtements scandaleusement minimalistes. Se développaient alors, sans trop de retenue, des discours pincés, sinon coincés, sur l'incoercible manque de tenue de la jeunesse. On pouvait y déceler un fort agacement, comme l'expression d'un ressentiment difficilement explicable.

Un jour, certains particularismes vestimentaires de "nos" jeunes sont devenus "ostentatoires".

Cet adjectif, dont un grand avantage est de sous-entendre l'intentionnalité du geste ainsi qualifié, allait connaître un grand succès.

Dans le livre dirigé par le "sociologue" Emmanuel Brenner - alias l'historien Georges Bensoussan -, Les territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, paru 2002, aux éditions Mille et Une Nuits, on trouve des témoignages qui montrent bien comment, sous le regard averti de l'enseignant(e), un détail vestimentaire peut devenir "ostentatoire", et par conséquent attentatoire aux principes de la laïcité. Ivan Segré, qui consacre un chapitre de La réaction philosémite ( 2009, éditions Lignes) à analyser très finement le livre de Brenner, en donne un exemple saisissant :

Quant aux filles, il faut les observer dans le temps pour comprendre que ce qui apparaît d'abord comme des fantaisies de coiffure souvent artistiquement arrangées sont en fait des techniques parfaitement au point pour aboutir à la couverture totale de la tête, quel que soit le nom qu'on lui donne. Cela commence par des rubans et des turbans qui s'élargissent, des cols qui se remontent et s'accompagnent d'écharpes de plus en plus vaste puis de châles qu'on agite plus ou moins sous le nez des collègues au moment où dans un autre contexte et une autre culture se prendrait une parole d'opposition. Le stade suivant est le petit foulard sur la tête, ou le chapeau pur et simple. Il n'est pas facile de les faire retirer. Disons même que c'est impossible. Les professeurs ne sont pas obéis et les plus habiles d'entre eux évitent d'avoir à donner des ordres. Depuis quelques semaines on voit même apparaître des gants.

Ce témoignage (Un cas dés-école, signé Élise Jacquard) dit assez bien comment le regard, dans son insistance, finit par voir ce qui l'obsède.

On peut le compléter avec cet autre extrait (Une année dans un collège, signé Marie Zeitgeber) :

Entre professeurs, on se demande comment réagir face à une élève qui vient en cours "ventre nu". Une fois encore, les avis sont partagés et l'on s'en tient à cette conclusion assez consensuelle lancée par une femme professeur : "Nos filles, je préfère qu'elles viennent comme ça plutôt que voilées, ou cachées sous la blouse comme dans ma jeunesse !"

Il est bien possible qu'un tel état d'esprit maternaliste ait pu conduire aux remontrances qu'ont eu à subir, le mois dernier, au Lycée Auguste Blanqui, de Saint Ouen (Seine Saint Denis), quelques jeunes filles portant des robes trop longues pour être vraiment laïques...

Proposition pour le nouveau code de laïcité.

Sur ce terrain fertile, la graine de la laïcité a pu prospérer avec vigueur. Le milieu scolaire a accueilli favorablement, et avec une sorte de lâche soulagement, l'interdiction du foulard dit "islamique" pour les élèves. Et je ne doute pas que de vigilant(e)s collègues ont repris leurs veilles afin de repérer de nouvelles "techniques parfaitement au point pour aboutir à la couverture totale de la tête".

Avec l'adoption de la loi-burqa qui sera effectivement appliquée à partir du lundi 11 avril, une certaine confusion a pu s'emparer d'esprits trop enclins à la psychorigidité et à la juridicodépendance.

Lundi dernier, à l'entrée principale du collège Via Domitia du Poussan (Hérault), la concierge - sans doute une personne "bien brave" au demeurant - a cru devoir barrer le chemin de madame Fatima Ouhamma. L’œil d'aigle de la gardienne avait bien repéré que le fichu de cette dame n'était pas arrangé de la même manière que celui dont se protégeait ma grand-mère...

Car ce fichu était un foulard, voyez-vous.

C'est donc en invoquant le nom d'une loi non encore en application, et non applicable à sa tenue vestimentaire, que madame Ouhamma ne put pénétrer dans l'enceinte du collège pour rencontrer la professeure principale de son fils.

Devant les journalistes du Midi Libre, la directrice de l'établissement, madame Dubos, ne cache pas une certaine irritation, comme si c'était elle qui avait été humiliée.

"Je la soupçonnerais presque de l’avoir fait exprès…"

"Et oui, ça tombe mal, comment le dire autrement…"

Dit-elle.

Très convaincante dans le genre "Voyez ce qu'ils m'ont encore fait !"

Il semble d'ailleurs que la principale n'ait pas remis en question l'interprétation étendue de la loi par la concierge :

"J’ai proposé à cette maman de passer par une porte indépendante située à l’arrière du collège et réservée aux professeurs pour éviter de traverser la cour et de croiser les élèves. Ce n’est pas la première fois que je suis confrontée à cette situation. Il y a 15 jours, les deux grandes sœurs d’un élève ont, elles, accepté d’enlever leur foulard aux toilettes avant d’être reçues. Je suis fonctionnaire d’État, j’applique les directives", s’est défendue Mme Dubos, qualifiant l’incident de "très banal".

Ce qui devient "très banal", à mes yeux, c'est d'ajouter le mépris au mépris, l'humiliation à l'humiliation.

Aux dernières nouvelles la "fonctionnaire d’État" et sa gardienne de la loi ont reçu un désaveu explicite (ou presque) de la part de l'Inspecteur d'Académie qui, au téléphone, aurait dit à madame Ouhamma que "cet incident ne devait pas se reproduire et que le port de [s]on voile ne posait aucun problème".

Escortée par le principal adjoint qui s'est refusé à tout commentaire, Fatima Ouahamma a finalement pu franchir le portail d'entrée.

Elle était vêtue comme elle entend l'être.

L'entrée de madame Ouhamma par la grande porte.
(Photo DR/Midi Libre.)


Bien que reprise ici ou, cette information n'a pas fait grand bruit dans les médias nationaux.

C'est peut-être une chance, à l'heure de l'apothéose médiatique de la trinité laïque Sarkozy-le-Père, Copé-le-Fils et Guéant-le-Saint-Esprit...

Qui sait si monsieur Luc Chatel n'aurait pas eu à cœur de désavouer le désaveu de l'Inspecteur d'Académie pour amender d'une circulaire nouvelle les règles d'accueil des parents d'élèves dans l'enceinte des établissements scolaires ?

Il promet déjà de produire, "dans les jours qui viennent", un paragraphe supplémentaire "à la circulaire sur les sorties et voyages scolaires afin que les mères accompagnatrices, considérées comme des collaboratrices occasionnelles du service public, ne soient plus voilées".

Haydée Sabéran a consacré un article de LibéLille sur les conséquence de cette nouvelle mesure laïcarde qui se termine par quelques avis de professionnel(le)s :

Un directeur d’école à Moulins préfère «une maman voilée qui fait attention aux enfants, et qui est utile, à une maman non voilée, qui parle mal aux enfants ou qui n’est pas fiable». Une autre directrice se dit «atterrée» : «C’est d’une violence inouïe.» Dans son école, à Fives, deux mères portent le foulard. Comme ses collègues, elle se dit «attachée aux valeurs de la laïcité», au point d’«embêter» les dames de cantine qui refusent d’enlever leur foulard, et «l’institutrice qui porte une médaille de la Vierge Marie». Mais elle pense qu’il faut laisser les parents tranquilles. «Un enfant est bon élève quand il a une image positive de lui-même. Une maman reconnue, ça y contribue.» Elle pense que l’émancipation, c’est le rôle de l’école et que «ça peut passer par le fait qu’on emmène une mère voilée au musée».

Il y a là beaucoup de simple bon sens, mais il y a peu de chance pour qu'on l'entende...



PS : Je suis si peu soucieux de ce genre de détail vestimentaire que je ne saurais dire s'il m'est arrivé de recevoir, lors de réunions parents/professeurs, l'une ou l'autre de ces "mères voilées" qui semblent si fortement menacer nos valeurs républicaines...

En revanche, je garde le souvenir de celle qui, voilà déjà bien longtemps, m'avait arrêté sur un trottoir de la petite ville où j'enseignais. Elle était accompagnée d'une de ses grandes filles qui avait dû lui dire que j'étais le prof de son fils.

Elle tenait seulement à me remercier.

(Quelle idée !)

En me quittant, elle a appelé sur ma tête toutes les bénédictions d'Allah.

Ce n'était pas bien laïc, mais j'ai trouvé cela très gentil...



(*) On se souvient de ce que Sigmund Freud écrivait : "Dans le rêve des hommes, la cravate symbolise souvent le pénis, non seulement parce qu'elle est longue et pend et qu'elle est particulière à l'homme, mais parce qu'on peut la choisir à son gré, choix que la nature interdit malheureusement à l'homme. Les hommes dont les rêves usent de ce symbole ont ordinairement de très belles cravates et en possèdent de véritables collections." (De l'interprétation des rêves.)

jeudi 7 avril 2011

Les déchaîné(e)s de la Salpêtrière

Le projet de loi gouvernemental qui instaure, en psychiatrie, cette inquiétante nouveauté que sont les "soins" ambulatoires sous contrainte a déjà été adopté à l’Assemblée Nationale. Le débat a été rapidement expédié, la majorité des députés étant d'avis qu'il était temps de poser, concernant la santé mentale, ce qu'on appelle les "bonnes questions", et, par conséquent de réduire la visibilité de la folie à sa dangerosité qu'il s'agit de contrôler.

Ce projet doit maintenant être examiné par les sénateurs, qui parfois font preuve de cette sagesse qui nous vient, paraît-il, avec l'âge. On peut toujours tenter de stimuler ladite sagesse en leur notifiant notre désaccord avec cette loi, par exemple en leur écrivant, ou en participant à la cyberaction mise en place par Radio Citron et le Collectif des 39 contre la Nuit sécuritaire.

D'autres manifestations continueront d'affirmer, contre la déraison d’État, le refus de "cette loi honteuse qui transforme les soignants en police sanitaire et qui enlève leur humanité aux personnes malades".

Ainsi, le Collectif des 39 appelle à un

Meeting National Politique et Poétique

Samedi 9 avril de 14h à 18h

« UN POUR TOUS ET TOUS CONTRAINTS »

Devant la statue de Pinel

47 Bld de l’hôpital 75013 Paris


Ce n'est pas un hasard si le rendez-vous est fixé au voisinage de la statue du docteur Philippe Pinel à qui l'on attribue d'avoir pris la décision de faire enlever, à Bicêtre, les chaînes qui entravaient les "furieux" et les "insensés" les plus agités. On voit généralement dans ce geste marquant les débuts de la psychiatrie moderne, l'expression d'une volonté nouvelle de soigner la folie et non plus de simplement l'enfermer.

On sait qu'il ne s'agit là que d'une légende, qui s'est construite à partir d'un récit tardif - une quarantaine d'années après la date supposée des faits - par Scipion Pinel, fils de Philippe et comme lui aliéniste, dans son ouvrage Traité complet du régime sanitaire des aliénés, ou manuel des établissements qui leurs sont consacrés, publié en 1836.

Bien qu'il prétende avoir reconstitué les "curieux détails" de cette histoire, "célèbre dans les annales de la science", en utilisant "les notes mêmes de [s]on père", Scipion en fait un récit trop ampoulé pour être véridique, et on a montré qu'il était truffé d'invraisemblances. La date elle-même, "dans les derniers mois de 1792", ne peut être qu'erronée : Pinel est arrivé à Bicêtre en 1793.

Dans son Histoire de la folie, Michel Foucault, pour qui le geste attribué à Pinel était plus un aboutissement du "grand enfermement" qu'une libération du regard sur la folie, détaille brillamment la mise en scène du mythe paternel par Scipion Pinel. S'il admet que le récit de celui-ci est peu vraisemblable, il ne remet pas en question la date de l'événement.

Si Foucault s'était penché plus attentivement sur les archives de cette affaire, il aurait pu découvrir le rôle essentiel joué, aux côtés de Pinel, par un homme sans réputation - un "homme infâme" - à qui l'on doit, dans les faits, et sans doute par étapes, l'abandon des chaînes.

A l'arrivée de Pinel à Bicêtre, Jean-Baptiste Pussin, ancien garçon tanneur originaire du Jura, qui avait été soigné pour des "humeurs froides", occupait le poste de "gouverneur des fous". Marie Didier lui a consacré un beau livre, Dans la nuit de Bicêtre, accueilli en 2006 dans la collection "L'un et l'autre", chez Gallimard, et réédité ensuite en folio. Elle y rapporte ce dialogue entre Pinel et Pussin, d'après un récit de Maxime Du Camp :

- Quand ils deviennent trop méchants, que faites-vous ?

- Je les déchaîne.

- Et alors ?

- Ils sont calmes !

Dans l'introduction à la première édition de son Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale ou La manie, de 1800, Pinel rend hommage à Pussin, et raconte comment il l'a pris pour guide pour approcher ses "aliénés" :

Les écrits des auteurs anciens et modernes sur cet objet, rapprochés de mes observations antérieures, ne pouvoient me faire sortir d'un certain cercle circonscrit ; et devais-je négliger ce que le spectacle des aliénés, pendant un grand nombre d'années, et l'habitude de réfléchir et d'observer, avoient pu apprendre à un homme (M. Pussin) doué d'un sens droit, très appliqué à ses devoirs et chargé de la surveillance des aliénés de l'hospice ? Le ton dogmatique de docteur fut dès lors abandonné ; des visites fréquentes, quelquefois pendant plusieurs heures du jour, m'aidèrent à me familiariser avec les écarts, les vociférations et les extravagances des maniaques les plus violents ; dès lors j'eus des entretiens réitérés avec l'homme qui connaissoit le mieux leur état antérieur et leurs idées délirantes.

Plus loin, il précise :

L'usage des chaînes de fer pour contenir un grand nombre d'aliénés étoit encore dans toute sa vigueur (il ne fut aboli que trois années après) ; et comment distinguer alors l'exaspération qui en étoit la suite des symptômes propres à la maladie ?

Dans le corps même du Traité (2ème édition, p. 201) Pinel affirme plus clairement encore ne pas être l'initiateur du déferrement des fous de Bicêtre :

C'est une admirable invention que l'usage non interrompu des chaînes pour perpétuer la fureur des maniaques avec leur état de détention, pour suppléer au défaut de zèle d'un surveillant peu éclairé, pour entretenir dans le cœur des aliénés une exaspération constante avec un désir concentré de se venger et pour fomenter dans les hospices le vacarme et le tumulte. Ces inconvéniens avoient été pour moi un objet de sollicitude pendant l'exercice de mes fonctions à titre de médecin de Bicêtre durant les premiers années de la révolution, ce ne fut pas sans un regret extrême que je ne pus voir le terme heureux de cette coutume barbare et routinière; mais j'étois d'un autre côté tranquille, et je me reposois sur l'habileté du surveillant de cet hospice (M. Pussin), qui n'avoit pas moins à cœur de faire cesser cet oubli des vrais principes. Il y parvint heureusement deux années après (4 prairial an 6), et jamais aucune mesure ne fut mieux concertée et suivie d'un succès plus marqué.

La date du 4 prairial an VI n'a pas été reprise par Scipion pour son récit hagiographique. Elle correspond au 28 mai 1798 - c'est la date retenue par Marie Didier dans son livre sur Pussin. Pinel était alors médecin à la Salpêtrière.

La légende a été enrichie par deux tableaux.

Le premier, d'un académisme pimpant, est visible dans le hall de réception de l'Académie Nationale de Médecine à Paris :

Charles-Louis Müller, Pinel faisant enlever les fers aux aliénés de Bicêtre.

Le second, d'une facture plus fluide, est accroché à la Salpêtrière :

Tony Robert-Fleury, Pinel, médecin en chef de la Salpêtrière, délivrant les aliénés de leurs chaînes.

Ces deux tableaux n'ajoutent rien à l'histoire de la psychiatrie, ni à l'histoire de l'art, mais sont, dans leur grandiloquence surannée, un indice de l'importance accordée à cet événement que fut la décision d'abandonner les fers.

Au moment où la loi aménage le retour à des contraintes de plus en plus étroites, la rencontre de Pinel et de Pussin n'est pas indifférente.

On peut penser que, du haut de son socle, à l'entrée de la Salpêtrière, Pinel adressera un signe amical pour saluer dignement le déchaînement de créativité des protestataires du meeting politico-poétique contre la nuit sécuritaire.

mardi 5 avril 2011

Pas la peine de discuter

Dieu qui, selon mon confesseur, est Amour, peut être aussi, selon moi, une vraie peau de vache. Dans Son infinie sagesse, Il avait résolu, et de toute éternité, paraît-il, de ne rien m'épargner.

Ainsi, j'ai été, durant quelques riches années, à la fois enseignant et parent d'élève.

(On admettra que j'ai beaucoup souffert.)

Dans aucune de ces deux postures, je pense que je n'aurais levé le moindre poil de mes augustes sourcils pour prendre la défense de ce monsieur qui, le 1er avril, annonçait, dans un communiqué à la presse, sa "révocation par le Ministre de l'Éducation nationale, Luc Chatel".

Fin novembre, une mesure de suspension de quatre mois avait été prononcée à l'encontre de Philippe Isnard, enseignant en histoire et géographie, à la suite de prétendus débats qu'il avait organisés dans le cadre très institutionnel des "cours d’Éducation civique" en classe de seconde.

Ces "débats" portaient sur l'interruption volontaire de grossesse, et monsieur Isnard, autant vous le dire tout de suite, n'est pas pour. Un site informatif, qui me donne régulièrement des nouvelles de Pie XII, m'apprend que mon ex-collègue aurait mis à profit l'interruption involontaire de son affectation en lycée pour fonder, "avec quelques amis", l'association Pro-Vie France...

Le texte assez confus et peu structuré qu'il a réussi à placer, la semaine dernière, sur les sites de ses amis, et que l'on trouve sous diverses mises en page, peut éclairer sur les méthodes pédagogiques employées par cet enseignant.

Mon crime?

Avoir organisé comme nous l’ordonne (sic) les textes, un débat contradictoire en cours d’Éducation civique sur l’avortement.

Peut-être ai-je mal lu les programmes très évasifs du Bulletin Officiel hors série n°6, du 29 aout 2002, qui me semble être encore en vigueur, mais je n'y ai pas trouvé une telle exigence... J'y ai surtout lu un certain nombre de remarques plutôt judicieuses sur la préparation et la tenue d'un "débat argumenté".

On ne peut douter que monsieur Isnard les ait lues également :

J’ai mené ce débat dans un souci constant d’objectivité, de tolérance, de respect pour les données scientifiques. Les élèves qui ne souhaitaient pas voir le document “No need to argue” étaient libres de quitter la classe. (...) Des documents “prochoix” ont été fournis aux élèves, tels que le texte de la loi Veil et le discours de Simone Veil en faveur de l’avortement en 1975.

Les mélomanes auront reconnu, dans le titre du "document" signalé par monsieur Isnard, celui d'une ballade romantico-irlandaise des Cranberries - qui est aussi celui de leur second album de 1994. La chanteuse du groupe, Dolores O'Riordan, a maintes fois exprimé d'aimables opinions, pour la peine de mort, contre l'avortement et pour la mutilation des voleurs, le tout pour la plus grande gloire de Dieu et de l'Irlande.




No need to argue peut se traduire par "pas besoin de discuter" ou "inutile de débattre" ou encore, de manière plus tranchante, par "y a pas à discuter". Il n'a pas dû échapper à monsieur Isnard, supposé doté de quelque esprit, que le titre de son "document" annonçait très clairement la couleur de ses intentions en préparant son "débat argumenté".

Dans son communiqué, notre ex-professeur affirme avoir fourni aux élèves "le texte de la loi Veil et le discours de Simone Veil en faveur de l’avortement en 1975". Fort bien, ce peut être considéré comme un choix pertinent. Mais il faut relever, dans sa formulation une erreur et une approximation qui indiquent assez les limites de son "souci constant d’objectivité". Il est évidemment tout à fait faux de qualifier ces deux textes de "documents “prochoix", à moins de pratiquer la technique de l'amalgame, dont un historien devrait connaître les dangers. Quant au discours de Simone Veil, ce n'est pas à proprement parler un discours "en faveur de l’avortement", mais plus exactement un plaidoyer en faveur d'une dépénalisation de l'avortement dans certaines conditions bien précisées par la loi.

Tout en se réjouissant de ce choix de documents, on ose espérer qu'ils ont été transmis aux élèves suffisamment à l'avance pour en permettre une lecture approfondie. On peut même penser qu'il aurait été judicieux de consacrer à l'étude du texte de loi une séance en classe... Mais monsieur Isnard n'en parle pas.

Pas plus qu'il ne parle de documents plus récents qui paraissent néanmoins indispensables si l'on tient à aborder ce sujet. Pourquoi ne pas avoir procuré aux élèves un état des lieux, ici et maintenant, de l'application de la loi Veil ? De tels rapports existent, et on doit même en trouver que l'on peut qualifier, authentiquement cette fois, de "prochoix".

Sans doute pour équilibrer contradictoirement la discussion, monsieur Isnard a choisi de présenter la vidéo intitulée No need to argue - que vous pourrez aisément trouver sur la toile, malgré les rumeurs de censure.

Il s'agit là d'un objet cinématographique assez frustre, d'un affligeant amateurisme, qui, sous prétexte de recenser les diverses méthodes d'avortement en Europe, accumule, sur un fond musical pathétique (Light & Shadows de Vangelis), des "images délibérément choquantes, avec morceaux de fœtus, seaux de sang, embryons morts que l'on secoue par les pieds". Quelques visions édéniques sur fond d'azur de fœtus extra-terrestres suivent cette pénible séquence, pendant que résonnent les vocalises de Dolores O'Riordan.

Bien loin d'apporter la moindre parcelle d'information sur "les données scientifiques", ce montage ne fait que manipuler les sensations du spectateur ou de la spectatrice de la manière la plus brutale, celle de la grossière propagande qui s'adresse plus aux estomacs retournés et aux intestins noués qu'aux cerveaux en état de marche. Peut-être aurait-il sa place, à titre d'exemple de degré zéro, dans un cours sur les pouvoirs des images, mais assurément pas comme base d'un "débat argumenté" en classe de seconde.

Que monsieur Isnard ait pu songer à mettre en parallèle, dans le dossier préparatoire de cette discussion en classe, le discours nuancé de Simone Veil et ce film rentre-dedans, est un indice éloquent des médiocres qualités de son discernement, d'un sens pédagogique défaillant ou d'une étonnante malhonnêteté intellectuelle.

L’Éducation nationale n'a pas, je pense, à trop regretter de se passer de ses services.



PS : Il y a 40 ans paraissait, dans le Nouvel Observateur, un manifeste qui allait devenir, grâce au dessinateur Cabu et à Charlie Hebdo - alors dans toute leur verdeur -, le "manifeste de 343 salopes".


Monsieur Isnard et ses comparses seront heureux et heureuses d'apprendre que les filles d'icelles vont bien et tiennent à le faire savoir :

IVG : je vais bien, merci.

- les filles des 343 salopes -

Plus de 200 000 femmes avortent chaque année en France.

Cet acte, pratiqué sous contrôle médical, est des plus simples. Pourtant, le parcours des femmes qui avortent, lui, l'est de moins en moins :

Le droit à l'IVG est menacé : en pratique, par la casse méthodique du service public hospitalier, et dans les discours, car l'avortement est régulièrement présenté comme un drame dont on ne se remet pas, un traumatisme systématique.

Ces discours sur l'avortement sont des slogans éloignés de ce que vivent la grande majorité des femmes, ils ont pour but de les effrayer et de les culpabiliser.

Nous en avons marre que l'on nous dicte ce que nous devons penser et ressentir.
Depuis le vote de la loi Veil en 1975, a-t-on cessé de prédire le pire aux femmes qui décident d'avorter ?

Nous en avons assez de cette forme de maltraitance politique, médiatique, médicale.

Avorter est notre droit, avorter est notre décision. Cette décision doit être respectée : nous ne sommes pas des idiotes ou des inconséquentes. Nous n'avons pas à nous sentir coupables, honteuses ou forcément malheureuses.

Nous revendiquons le droit d’avorter la tête haute, parce que défendre le droit à l’avortement ne doit pas se limiter à quémander des miettes de tolérance ou un allongement de la corde autour du piquet.

Nous disons haut et fort que l'avortement est notre liberté et non un drame.

Nous déclarons avoir avorté et n’avoir aucun regret : nous allons très bien.

Nous réclamons des moyens pour que le droit à l’IVG soit enfin respecté. Nous réclamons son accès inconditionnel et gratuit mais également la liberté de faire ce que nous voulons de notre corps sans que l'on nous dise comment nous devons nous sentir.


Pour signer, il suffit d'aller sur le site prévu pour.

(Les messieurs, qui ont rarement une expérience personnelle de l'avortement, se contenteront, comme moi, d'applaudir.)